Le captif et le fugitif de Marcel Proust


Les robes que je lui ai achetées, le yacht dont je lui avais parlé, les capes de chez Fortuny, toutes ces choses ayant dans cette obéissance d’Albertine non pas leur récompense mais leur complément, m’apparaissaient maintenant comme autant de privilèges que je appréciait; car les devoirs et les dépenses d’un maître font partie de son domaine, et le définissent, le prouvent, pleinement autant que ses droits. Et ces droits qu’elle me reconnaissait étaient précisément ce qui donnait à ma dépense son vrai caractère : j’avais une femme à moi qui, au premier mot que je lui envoyais à l’improviste, fit téléphoner humblement à mon messager qu’elle venait, que elle se laissait immédiatement ramener à la maison. J’étais plus un maître que je ne l’avais supposé. Plus d’un maître, en d’autres termes plus d’un esclave.

Une suite de thèmes de Sodome et Gomorrhe, mais plus obsessionnels, plus paranoïaques et déroutants – une sorte de s & m intellectuel où le ravisseur lui-même devient le captif. L’amour n’a jamais été un jeu facile. Si l’intention de Proust était de faire vivre aux lecteurs la claustrophobie de la relation Marcel-Albertine ; il a largement réussi.

Trois courants de pensée se dégagent :

Albertine a perdu sa mystique, c’est pourquoi Marcel s’ennuie. Elle est captive ; il n’y a plus de sens de conquête.

Soudain, un indice de rendez-vous, un agenda caché, & la jalousie de Marcel lève sa tête hideuse – Albertine doit être sauvegardée comme un joyau précieux – la cour recommence.

La paix est rétablie, Marcel se désintéresse à nouveau d’elle et commence à se morfondre sur ses opportunités perdues avec d’autres filles, les exigences de son temps et de son attention qui l’éloignent de ses activités artistiques, etc. : « (Albertine est) un trésor en échange pour laquelle j’avais perdu ma liberté, ma solitude, ma pensée.

Peut-on vraiment reprocher à Albertine de vouloir s’amuser à côté ?

Marcel est capable de ramener Albertine à Paris et de la garder sous sa surveillance mais la tranquillité d’esprit reste à jamais insaisissable : seule une Albertine endormie, dans son état végétatif, peut lui procurer un certain sentiment de possession : « quand Albertine dormait, elle semblait avoir retrouvé son innocence.(…) elle avait l’air de se fier à moi ! Son visage avait perdu toute expression de ruse ou de vulgarité, et entre elle et moi, vers qui elle levait le bras, sur qui sa main était au repos, il semblait y avoir un abandon absolu, un attachement indissoluble. Son sommeil d’ailleurs ne la séparait pas de moi et lui permettait de garder la conscience de notre affection ; il avait plutôt pour effet d’abolir tout le reste.

Marcel bascule entre l’ennui et les affres de la jalousie – la possession nie le frisson de la chasse et provoque l’ennui – l’objet d’amour n’a plus de mystère – pourquoi alors continue-t-il à se torturer ? C’est parce que la vie cachée supposée d’Albertine le tient en haleine- « A ces gens, ces fugitifs, leur propre nature, notre angoisse attache des ailes. Et même quand ils sont en notre compagnie, le regard dans leurs yeux semble nous avertir qu’ils sont sur le point de prendre son envol. La preuve de cette beauté, dépassant la beauté ajoutée par les ailes, c’est que bien souvent la même personne est, à nos yeux, alternativement aptère et ailée. De peur de la perdre, on oublie toutes les autres.

(voir spoiler)Il ajoute en outre le poids musical des leitmotivs de Wagner à ses arguments : des souvenirs jaloux reviennent hanter l’amant tout comme des thèmes musicaux récurrents, le comportement de Marcel est donc naturel !

D’ailleurs, l’aspect le plus influent est qu’il s’habitue à leur arrangement domestique – Albertine est devenue plus qu’un amant à temps partiel :  » Ce n’était plus la paix du baiser de ma mère à Combray que je ressentais quand j’étais avec Albertine ces soirs-là, mais, au contraire, l’angoisse de ceux où ma mère ne me souhaitait guère le bonsoir, ou même ne montait pas du tout dans ma chambre, (…) comme si tous mes sentiments qui tremblaient à l’idée de ne pouvoir garder Albertine à mon chevet, à la fois en maîtresse, en sœur, en fille ; en tant que mère aussi, dont je recommençais à ressentir le baiser régulier de bonsoir, avait commencé à ressentir le besoin d’enfant. fusionner, s’unifier dans la soirée prématurée de ma vie qui semblait vouée à être aussi courte qu’un jour d’hiver. »

La jalousie de Marcel est donc très complexe – elle remonte à l’insécurité d’un enfant qui voulait le confort et la possession de sa mère, une santé moins que robuste et une foule d’autres expériences de vie qui le rendent vulnérable et cynique tour à tour face à cette énigme, la réponse d’Albertine est tout aussi complexe – soumission extérieure et résistance intérieure – Marcel ne peut jamais atteindre son cœur; son esprit.

D’une certaine manière, dans Albertine, Marcel trouve son Anima, son côté féminin incarné dans une fille sexuellement ambiguë qui, de même, reste également encline à l’ennui et avide d’expériences variées. (À l’heure actuelle, Marcel aurait une crise d’apoplexie si Albertine l’a emmené voir ça film! ).

La deuxième section n’a pas non plus apporté de soulagement car mon personnage préféré M.de Charlus a eu son comeuppance. Je lisais une interview du juge Stephen Breyer à NYRB intitulée « On Reading Proust », et bien que ses observations soient vraies pour tous les volumes de cette série, dans ce cas particulier impliquant Charlus, cette vérité frappe vraiment à la maison :
« Tout est là chez Proust, toute l’humanité ! Pas seulement tous les types de personnages, mais aussi toutes les émotions, toutes les situations imaginables. Proust est un auteur universel : il peut toucher n’importe qui, pour différentes raisons ; (…) Proust est extraordinairement capable de capturer les nuances les plus subtiles des émotions humaines, les moindres variations de l’esprit et de l’âme. Pour moi, Proust est le Shakespeare du monde intérieur. »

M.de Charlus, généralement connu pour sa démagogie dramatique, est vu s’essouffler lorsqu’il est frappé en dessous de la ceinture par les ennemis, les Verdurin.
Cela peut sembler dur, mais Marcel et Charlus avaient tous deux besoin des leçons qu’on leur a enseignées dans ce volume – jamais pour sous-estimer le côté apparemment le plus faible. La fin, chargée d’ironie, s’est donc imposée !

Il est pertinent d’observer qu’un par un, les mentors de la vie de Marcel disparaissent – d’abord sa grand-mère, puis Swann, et maintenant Bergotte – le temps passe et si Marcel veut son « petit morceau de mur jaune » – sa Vue de Delft ,il doit se concentrer sur sa vie créative. La soirée musicale à thème Vinteuil aux Verdurins, en est le rappel répété. C’est par l’Art que Marcel trouvera son salut, sa raison d’être :

« (Une future)promesse et preuve qu’il existait autre chose, réalisable sans doute par l’art, que la nullité que j’avais trouvée dans tous mes plaisirs et dans l’amour même, et que si ma vie me paraissait si vide, du moins là étaient encore des régions inexplorées.

Dans ce récit implacablement morbide, il y a des moments de pure joie – la musique du petit matin des vendeurs de rue de Paris capture une tranche de temps, et le discours de Marcel sur le parallélisme dans l’art, la musique et la littérature est un régal – un gars qui  » parle comme un livre »!
La prochaine fois que quelqu’un évoque Dostoïevski ; Je vais citer Proust !

Devis: comme d’habitude, la chose la plus difficile dans une lecture de Proust est de décider quelles citations sélectionner et lesquelles omettre ! En voici quelques-uns pour votre délectation :

Sur les équations d’amour, de jalousie et de pouvoir !

« L’amour, qu’est-ce que l’espace et le temps rendus perceptibles par le cœur. »
« nous n’aimons que ce en quoi nous poursuivons quelque chose d’inaccessible, nous n’aimons que ce que nous ne possédons pas.

« Après un certain âge, par amour-propre et par sagacité, c’est aux choses que l’on désire le plus qu’on prétend n’attacher aucune importance. (…) la vraie sagesse — nous force assez vite à ce génie de la duplicité. Tout ce que j’avais rêvé, enfant, d’être la chose la plus douce en amour, ce qui m’avait semblé être l’essence même de l’amour, c’était de répandre librement, sous les pieds de celle que j’aimais, mon affection, mon gratitude pour sa gentillesse, mon désir d’une vie perpétuelle ensemble. Mais je n’avais que trop pris conscience, par ma propre expérience et celle de mes amis, que l’expression de tels sentiments est loin d’être contagieuse. Une fois que nous avons observé cela , nous ne nous « laissons plus aller ».

« La bonne chose à faire serait de prendre le contre-pied, de montrer sans arrogance que nous avons des sentiments généreux, au lieu de prendre tant de peine à les cacher. Et ce serait facile si nous pouvions ne jamais haïr, aimer tous les Car alors nous serions si heureux de ne dire que les choses qui peuvent rendre les autres heureux, faire fondre leur cœur, les faire nous aimer.

« n’ayant aucune preuve accablante à produire, et pour reprendre mon ascendant, je me suis empressé de me tourner vers un sujet qui me permettrait de mettre Albertine en déroute.

« La jalousie n’est souvent qu’un besoin mal à l’aise d’être tyrannique, appliqué aux questions d’amour. J’avais sans doute hérité de mon père ce désir brusque et arbitraire de menacer les gens que j’aimais le plus dans l’espérance dont ils se berçaient d’une sécurité que je résolus de leur exposer comme fausse.

« L’inconnu dans la vie des autres est comme celui de la nature, que chaque nouvelle découverte scientifique ne fait que réduire, mais n’abolit pas. Un amant jaloux exaspère la femme dont il est amoureux en la privant de mille plaisirs sans importance, mais ces plaisirs qui sont la clef de voûte de sa vie, elle les cache dans un lieu où, dans les moments où il croit faire preuve de la perspicacité la plus intelligente et où les tiers le tiennent au courant de plus près, il ne songe jamais à les regarder.

Swann reçoit son hommage.
« Swann au contraire était une personnalité remarquable, tant dans le monde intellectuel que dans le monde artistique ; et même s’il n’avait rien « produit », il avait quand même une chance de survivre un peu plus longtemps. Et pourtant, mon cher Charles ——-, que j’ai connu quand j’étais encore si jeune et que tu approchais de ta tombe, c’est parce que celui que tu as dû considérer comme un petit sot a fait de toi le héros d’un de ses volumes qu’on recommence à parler de toi et que ton nom vivra peut-être. »

La vie artistique pour plus d’authenticité :
« quand j’avais moi-même rêvé de devenir artiste. En abandonnant définitivement cette ambition, avais-je perdu quelque chose de réel ? La vie pouvait-elle me consoler de la perte de l’art, y avait-il dans l’art une réalité plus profonde, dans laquelle notre vraie personnalité trouve une expression que ne lui procurent les activités de la vie ? Tout grand artiste semble en effet si différent de tous les autres, et nous donne si fortement cette sensation d’individualité que nous cherchons en vain dans notre existence quotidienne.

« Le seul vrai voyage de découverte, la seule fontaine de la jeunesse éternelle, ce ne serait pas de visiter des terres étrangères mais de posséder d’autres yeux, de contempler l’univers à travers les yeux d’un autre, de cent autres, de contempler les cent univers que chacun l’un d’eux voit que chacun d’eux l’est ; et c’est ce que nous pouvons imaginer avec un Elstir, avec un Vinteuil ; avec des hommes comme ceux-là, nous volons vraiment d’étoile en étoile.



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