UN femme, muette et considérée par ses concitoyens comme une imbécile sacrée et « douce », souffre de maux de tête si atroces qu’elle marche jusqu’au cou dans l’eau glacée ou se creuse une fosse dans le sol. Elle est le personnage principal – et l’agonie centrale – du livre qu’Andrey Kurkov (sans doute le principal écrivain ukrainien – et maintenant chroniqueur de guerre) a décrit comme « le meilleur roman ukrainien contemporain écrit depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991 ». Publié pour la première fois en 2003 et couronné de récompenses dans toute l’Europe de l’Est, il s’agit de sa première traduction en anglais.
Contrairement à Kourkov, avec ses décors satiriques, semi-surréalistes et plutôt urbains, Matios nous emmène au plus profond des Carpates très rurales, dans un village Hutsul coupé en deux par le fleuve qui marque la frontière avec la Roumanie. Il est tentant de le lire comme un réalisme magique, mais on pourrait dire qu’il s’agit d’un portrait tout à fait réaliste de la propre acceptation par les Hutsuls de la magie quotidienne et de la main toujours intrusive de Dieu. Les événements ne sont pas magiques, la magie est dans le sol, sur les coteaux où ils font paître leurs vaches et leurs chèvres, dans les arbres où ils cueillent prunes et cerises.
Darusya a-t-elle été touchée par la main de Dieu et est-ce pour cela qu’elle a perdu la tête ? Ou est-ce une autre main plus prosaïque à blâmer et elle n’est qu’une autre victime d’un traumatisme d’origine humaine ?
La réponse se trouve dans ce que Matios appelle « A Drama for Three Lives », se déroulant dans l’ordre chronologique inverse, à partir des années 60 avec « The Everyday Drama ». Ici, nous voyons notre protagoniste déterrer des dahlias par la racine et les porter autour du village, emmaillotés dans une couverture comme des nourrissons. Ou bien shimmy le poirier pour le décorer de guirlandes : « Pourquoi l’arbre devrait-il être triste, quand le soleil d’automne se réchauffe, quand Darusya n’est pas tourmentée par la douleur dans son cerveau ?
La deuxième vie, « The Previous Drama », nous ramène au début des années 50. Ivan Tsvychok, musicien ambulant et grossier (son instrument de prédilection : la drymba ou guimbarde) a découvert le secret de Darusya : elle n’est pas entièrement muette. Lorsqu’elle visite la tombe de son père, lui apportant un panier de pique-nique plein, elle parle. Voyant qu’il y a plus chez cette femme que sa « douceur », Ivan devient son protecteur, son soignant, et s’installe enfin dans sa maison.
Sont-ils amants ? Même les habitants n’en sont pas sûrs : tout le récit est rythmé par des discussions de clôture de jardin entre deux villageois, l’un scandalisé par Darusya, l’autre prenant sa défense. Ces dialogues, écrits avec une malice qui ferait honte à une comédie d’Ealing, offrent un répit à l’intensité et à la monomanie de la vie de Darusya.
Comme David avec Saul, Ivan atténue l’agonie dans sa tête avec son drymba. Presque inévitablement, les autorités soviétiques, méfiantes vis-à-vis de cet arrivant, le chassent du village : « Ce sera paisible, Ivan, dans l’au-delà. Mais tant que nous sommes l’autorité, nous devons tout savoir.
Le « Main Drama » final nous ramène au début des années 40, lorsque le village devient une patte de chat ballottée entre Roumains, Soviétiques et Allemands, puis à nouveau Soviétiques. Le père de Darusya, responsable de l’entrepôt de la ferme communale, est confronté au dilemme de protéger sa famille lorsque les partisans font irruption et demandent un réapprovisionnement. C’est un cercle qui ne peut pas être quadrillé et nous venons donc d’assister aux événements qui ont déclenché le silence de Darusya.
Il s’agit d’un conte étrange et étrangement intangible, pas particulièrement aidé par une traduction qui, dans une tentative de saisir l’informalité de la langue des Hutsuls, frôle la condescendance et glisse parfois dans l’incompréhensible. C’est donc tout à l’honneur de l’histoire que son honnêteté, son amour et son humanité brillent sans arrêt. Matios offre un aperçu déchirant de ce que, historiquement, cela signifiait d’être ukrainien et de ce pour quoi ils se battent maintenant.
La pièce de Jonathan Myerson 4suis Kiev est bombardé est disponible sur BBC Sounds