Regards multiples, vision unique : derrière la cinématographie de « Irma Vep »

Alicia Vikander in the HBO miniseries "Irma Vep"

Yorick Le Saux et Denis Lenoir racontent à IndieWire leur collaboration avec Olivier Assayas pour réinventer sa satire sinueuse du processus de réalisation.

Appelez ça un remake, un reboot, ou un rethinking, la série « Irma Vep » sur HBO est avant tout méta. Commencez par le feuilleton français de Louis Feuillade de 1915 sur un gang criminel, Les Vampires ; sautez huit décennies dans le futur jusqu’en 1996, lorsque « Irma Vep » d’Olivier Assayas a trouvé la star de Hong Kong Maggie Cheung dans un film dans un film adaptant la série. Maintenant, plus d’un quart de siècle plus tard, le dernier travail du réalisateur de « Personal Shopper » développe et contredit à certains égards le film de Cheung.

Les dialogues rapides, les récits sinueux, la bande-son libre et les visuels extraordinaires sont de retour. Alicia Vikander incarne Mira Harberg, une actrice suédoise célèbre pour les superproductions de bandes dessinées américaines, qui arrive sur le plateau dans le rôle du réalisateur René Vidal (le remarquable Vincent Macaigne) aux prises avec un plan d’effets spéciaux. Au fur et à mesure que la série se déroule, des relations se forment et se rompent, les carrières changent et des fantômes du passé hantent le plateau. Mais Assayas apporte une honnêteté, une sincérité et un sens des responsabilités qui n’étaient pas toujours aussi évidents dans ses autres films.

« Irma Vep » est un récit lucide du chaos du cinéma, une introduction à l’histoire du cinéma français, une critique de la forme cinématographique, et surtout une leçon de « regard ». Nous regardons quatre versions différentes d’Irma alors qu’elle se faufile, vole et séduit à travers Paris. Le réalisateur regarde ses stars déterminer ses propres penchants sexuels; l’équipe regarde le casting; les acteurs se regardent ; Mira, qui peut se déplacer à travers les murs, surveille ses amants et ses ex.

Tournée sur 21 semaines, la série a fait appel à deux directeurs de la photographie, tous deux collaborateurs de longue date d’Assayas : Yorick Le Saux (« Clouds of Sils Maria », « Non-Fiction ») et Denis Lenoir (« Demonlover », « Bergman Island »). Parce que Lenoir tournait simultanément « One Fine Morning » de Mia Hansen-Løve, il n’a pu travailler sur « Irma Vep » que pendant 7 semaines. Via Google Meet, les directeurs de la photographie ont parlé avec IndieWire de leur relation de travail, de leur collaboration avec Assayas et s’ils souhaitaient ou non travailler sur le type de décor décrit dans le nouveau « Irma Vep ».

Le réalisateur Olivier Assayas et le directeur de la photographie Yorick Le Saux sur le tournage de « Irma Vep »

Carole Béthuel / HBO

IndieWire : Tout d’abord, pouvez-vous expliquer comment vous travaillez ensemble ?

Yorick Le Saux : C’est arrivé la première fois sur « Carlos », qui était un tournage de six mois. Nous avons décidé de le diviser en deux, et cela a très bien fonctionné. Maintenant, nous le faisons beaucoup. Nous en profitons même.

Denis Lenoir : Nous l’avons également fait sur « Wasp Network » – ou « Cuban Network », le titre réel dépend de l’endroit où vous le voyez. Pour « Carlos », Yorick a tourné en France, en Belgique, en Angleterre et en Allemagne. Je me suis engagé quelques jours en Allemagne puis j’ai pris le relais. J’ai à peine regardé ses rushes, et Yorick m’a dit le strict minimum : la pellicule, les différents filtres qu’il voulait que j’utilise à l’intérieur et à l’extérieur.

Le plus drôle, c’est qu’au montage, Olivier nous a dit qu’il ne savait pas qui avait tourné quoi. Il a dû revenir à l’horaire pour se rappeler qui était derrière la caméra ce jour-là. J’ai interprété ça à l’époque comme finalement ce n’est pas le DP qui fait l’image, c’est plutôt le réalisateur en quelque sorte. Maintenant, je pense que le lieu, les acteurs, la garde-robe contribuent tous à l’apparence de l’image. Si vous vous sentez de cette façon au lieu de cela, bien sûr, ce sera différent. Si vous ressentez la même chose, cela aura le même aspect.

Le Saux : Olivier est un grand réalisateur. Si vous aimez l’image, le look d’ « Irma Vep », c’est qu’Olivier est un grand réalisateur. Il dirige la caméra comme il dirige les acteurs. Honnêtement, il était encore plus sur mon dos que sur le dos des acteurs. Il a des idées très précises concernant le mouvement et le rythme. Il donne le vrai ton au travail du DP.

Lenoir : Je dois préciser que Yorick est le maître d’œuvre de « Irma Vep ». Il s’est d’abord vu offrir le poste par Olivier. Il a conçu les LUT. Je suis très heureux et reconnaissant d’aider à ce sujet. Quand je travaillais, je faisais bien sûr mon propre truc. Mais c’est bien plus le projet de Yorick que le mien.

Pouvez-vous parler des différentes approches visuelles ? Chaque style a sa propre palette et ses propres proportions.

Le Saux : Donc le truc Feuillade est noir et blanc. Pour les mémoires de Musidora, nous avons pensé que cela pourrait être comme une séquence « dans les coulisses » ou « making of » de la série originale. L’idée était de garder la sensation de noir et blanc, mais d’ajouter quelques couleurs. Travaillant avec des niveaux de saturation, nous avons décidé de ne garder que certaines couleurs.

Lenoir : A un moment, Olivier a pensé à tourner en sépia. J’étais très réticent à ce sujet et j’ai lancé le concept d’Autochrome Lumière [an additive color process], ce que j’aime. Cela pourrait être considéré comme une source d’inspiration pour l’approche Musidora. Cela ressemble presque à la colorisation des films en noir et blanc il y a 30 ou 40 ans.

Le Saux : Puis il y a eu le film de René, le remake de Feuillade. C’était 2,35:1. Olivier voulait mélanger des détails d’époque comme les voitures et les costumes avec des sensations plus modernes. Il fallait trouver un moyen de donner aux images de René cette image et cette texture. Nous avons beaucoup joué avec la diffusion, le scintillement, le grain. Enfin il y a la série d’Olivier, qu’on a tourné en 1.78:1, un style plus classique sans diffusion ou des choses comme ça.

Nous avons utilisé un Arri Alexa Mini LF. Denis nous a recommandé d’utiliser les verres Panavision Primo 70. Pour les scènes sur les toits, nous avons utilisé un Sony Alpha car il était très léger et facile à déplacer. Parce qu’il n’y avait aucun moyen d’y mettre des lumières, nous l’avons réglé à quelque chose comme 4000 ou 8000 ISO.

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« Irma Vep »

Carole Béthuel/HBO

Je ne comprends pas comment tu configures tes prises de vue. Certaines d’entre elles sont des prises de vues longues et complexes qui traversent quatre ou cinq pièces d’un plateau. D’autres, comme des scènes entre René et son thérapeute, semblent très soigneusement composées et éclairées, strictes et formelles. Et puis il y a ces plans qui semblent improvisés, improvisés, capturant l’action en mouvement.

Le Saux : Peut-être une ou deux séquences improvisées, mais sinon c’est vraiment précis. Par exemple, quand Mira prend un cours de danse avec le chorégraphe, elle est un peu perdue, a du mal à suivre ses conseils. Pour cela, les mouvements de caméra et d’acteur ont été complètement improvisés. Toute la scène n’était qu’une longue prise.

Le reste est hyper précis. Olivier arrive ce matin-là avec une liste de coups. Nous le regardons avant que les acteurs n’arrivent. Ensuite, nous l’adaptons et le tournons principalement à sa manière. D’accord, Denis ?

Lenoir : Oui. Il ne laisse pas beaucoup de liberté aux acteurs concernant le blocage – où s’asseoir, quand se lever, où aller et tout ça. Donc en fait on suit de très près sa shot list. Nous n’y avons pas accès en préparation. Mais c’est très précis.

Le Saux : Olivier est le genre de réalisateur où c’est la caméra qui dirige. Il en a une idée précise et tout le reste doit s’y conformer.

Qu’en est-il de cette longue prise qui suit René à travers le manoir ?

Lenoir : C’est le travail de Yorick à coup sûr. Je soupçonne qu’il a été fait avec le Ronin. Nous utilisions tous les deux nos caméras. J’ai essayé de travailler avec le Ronin mais ce n’est pas si facile à utiliser. Vous avez besoin de pratique pour le faire correctement, vous ne pouvez pas simplement le prendre et tirer. C’est aussi lourd. Je suis donc retourné à l’ordinateur de poche. En post Olivier a pu stabiliser les images s’il en avait besoin.

Le problème avec Yorick et l’ordinateur de poche est qu’il est très grand, donc il regarde toujours vers le bas. Ce n’est pas aussi pratique pour lui de porter l’appareil photo.

Que diriez-vous des scènes entre René et son thérapeute ? Utilisez-vous deux caméras pour ces longues séquences de dialogue ?

Non. Si c’est une scène avec genre trois pages de dialogue, on fait une page face à René, puis la même page face au thérapeute. Nous revenons à la deuxième page et faisons de même. Nous devons donc construire trois fois la lumière pour chaque angle.

Vincent Macaigne dans la mini-série HBO "Irma Vep"

« Irma Vep »

Carole Béthuel/HBO

Cela doit ajouter beaucoup de pression lorsque vous tournez huit épisodes.

Le Saux : Oui, oui, mais c’est le style d’Olivier. Il préfère travailler comme ça pour les acteurs. Je n’ai jamais vraiment ressenti beaucoup de pression sur le plateau. Je veux dire parfois parce qu’on doit quitter un plateau et qu’on n’y aura plus accès, mais je sentais que le planning était correct.

Lenoir : Nous avons l’habitude de travailler ainsi avec Olivier.

Le Saux : Je veux dire, c’était un peu stressé, comme dans n’importe quel film, mais pas aussi fou que d’habitude avec Olivier.

Il y a une scène très complexe dans l’épisode 6 où René répète une scène avec Mira. La caméra les suit de près et les suit alors qu’ils se déplacent dans un bureau.

Le Saux : Cela semble super facile, mais c’était un cauchemar à tourner. Il y avait tellement de coups, tellement de difficultés. C’est là que nous étions comme, « Oh non, pas un coup de plus. » Mais au final ça a l’air super facile, super précis.

Le décor, l’équipe et les acteurs de René sont incroyablement dysfonctionnels. Assayas dépeint le cinéma comme chaotique, rempli d’intrigues, de commérages et de médisance. Ce n’est pas vraiment comme ça que tes sets sont, n’est-ce pas ?

Lenoir : Non, non, pas du tout. Olivier ne crie pas. On ne l’entend pas beaucoup sur le plateau. Il a un très bon premier AD, Dominique Delany. Les ensembles sont très serrés, très bien tenus.

En fait, j’ai très peu filmé le tournage de René. J’ai fait une scène avec Lars Eidinger, qui joue Gottfried. C’est un acteur de théâtre célèbre en Allemagne. J’ai filmé la soirée de clôture où il s’écrase finalement sur une table. C’était fou parce qu’à chaque prise, Lars allait de plus en plus loin. Nous avions peur qu’il se blesse. A un moment, il a cassé une bouteille de champagne sur la tête de Jeanne Balibar. C’était bien parce qu’il était fait de verre de sucre.

Auriez-vous accepté le poste de directeur de la photographie sur le film que René est en train de réaliser ?

Lenoir : Je n’aime pas travailler avec des réalisateurs comme René. Je m’épanouis davantage avec des réalisateurs qui savent très bien ce qu’ils font et qui contrôlent leur équipe et eux-mêmes. Donc ça ne me manque pas vraiment.

Je pense que la chose la plus surprenante pour moi à propos de la série est tout ce qu’Assayas révèle sur lui-même.

Lenoir : J’ai écrit à Olivier après l’avoir vu que c’était son film le plus personnel.

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