Poème de la semaine : Villanelle des trésors de sa dame par Ernest Dowson | Poésie

Villanelle des trésors de sa dame

J’ai aussi pris ses yeux délicats
Comme les vrilles soyeuses de ses cheveux :
Et j’ai donc fait une Villanelle !

J’ai pris sa voix, une cloche d’argent,
Aussi clair qu’un chant, aussi doux qu’une prière ;
J’ai aussi pris ses yeux délicats.

Il se peut, dis-je, qui peut dire,
Ces choses seront mon moindre désespoir ?
Et j’ai donc fait une Villanelle !

J’ai pris sa blancheur virginale
Et de sa joue deux roses rares :
J’ai aussi pris ses yeux délicats.

J’ai dit: « C’est peut-être possible
Son image de mon cœur à déchirer !
Et donc j’ai fait une Villanelle.

Je lui ai volé son rire, le plus musical :
Je l’ai forgé avec un soin astucieux;
J’ai aussi pris ses yeux délicats;
Et donc j’ai fait une Villanelle.

Le poète anglais Ernest Dowson est né dans le Kent en 1867 et a voyagé, après Oxford, en France, où le mouvement décadent, une influence importante sur son travail, était déjà établi. A Londres, il était l’un des membres de le club des rimeurs, un rassemblement informel de poètes dont Lionel Johnson, Arthur Symons et WB Yeats. Il visita fréquemment l’Irlande et noua une solide amitié avec Oscar Wilde.

Le mouvement décadent tire son principe dominant de l’esthétisme et du credo « l’art pour l’art ». Le mouvement « symbolisait en outre l’autonomie de l’art, le besoin de sensationnalisme et de mélodrame, l’égocentrisme, le bizarre, l’artificiel », selon le Dictionnaire des termes littéraires et de la théorie littéraire). Les messages moraux ou politiques étaient proscrits.

Dowson puise certaines de ses influences dans la poésie latine. « Ils ne sont pas longs, les pleurs et les rires », proclame une anthologie favorite, intitulée, d’après Horace, Vitae Summa Brevis Spem Nos Vetat Incohare Longam (« La brièveté de la vie nous interdit d’entretenir des espérances de longue durée »). Le poème de cette semaine occupe les suites douloureuses de l’espoir ; il chante dans une autre tonalité, en utilisant les rimes serrées villanelle formulaire. Il semble plus proche du noyau décadent du risque et de la rupture des tabous.

Le poème déclare immédiatement un vol violent. Les trésors « pris » appartiennent au corps de la femme. Le choc du premier vers-refrain (la phrase incomplète, « J’ai pris ses yeux délicats, aussi… ») est constamment renforcé, et ne semble jamais atténué par la répétition. Sous la forme d’une déclaration autonome, il acquiert encore plus de force.

La troisième strophe semble offrir l’autojustification la plus claire : les trésors corporels représentent tous les éléments les plus désirés par l’amant, et les mettre dans un poème aboutit à son « moins de désespoir ». Elle annonce un vol particulièrement radical dans la quatrième strophe, celle de la « blancheur » virginale et la suppression des « deux roses rares » des joues. Oui, ils ont été repositionnés comme matériau poétique mais il est difficile de ne pas imaginer une scène de violence, avec une victime saignante et finalement exsangue.

Réprimandant une telle interprétation trop littérale, la deuxième ligne de refrain performative nous rappelle qu’il s’agit d’un poème parlant de la création de poèmes comme remède contre la douleur : « Et j’ai donc fait une villanelle ». Aucune sauvagerie physique n’a été commise sur une personne vivante. Que ses « yeux délicats » aient été « pris » suggère que la vision de la relation de la Dame a été imitée : l’écrivain recentre les choses de son point de vue. L’échelle et le motif de la forme de la villanelle pourraient suggérer un art domestique fin et miniature tel que la broderie, également visible à l’image des «vrilles soyeuses de ses cheveux». Il semble inévitable que la vision de la Dame soit ressentie comme trop « délicate » et trop petite. Elle a vu la relation avec son amant comme un jeu, aussi taquin et frustrant que la versification « à cache-cache » de la villanelle.

C’est donc un poème inconfortable et une déclaration inhabituellement révélatrice de l’art de l’arrachage de corps dans lequel tous les bons écrivains doivent s’engager. La forme et le mètre sont savamment choisis, et parfois « l’audio » du poème reproduit étrangement une voix féminine légère et enjouée : « une cloche d’argent / Aussi clair qu’un chant, aussi doux qu’une prière ».

source site-3