L’avalée des avalés de Réjean Ducharme


J’ai découvert Réjean Ducharme sur ce roman. J’ai lu la première page la peur au ventre. Celle qui me prend lorsque j’entame l’un de ces livres adulés, cette crainte de passer à côté, de ne pas saisir la raison de l’engouement.
Ce livre m’a percuté. Plus encore ? Oui. Sûrement.

Par où commencer ? Je ne ferai pas un tour complet, ce serait trop long, peu vendeur aussi sûrement, et d’autres le feraient mieux que moi.
Peut-être deux trois clés, indispensables je crois, pour appréhender le texte ?
Ce que j’en ai compris, du moins ?

D’abord ce langage. Comment ça parle ? Comment et quand cette narratrice s’exprime-t-elle ?

Il est difficile de passer à côté de la syntaxe si particulière, à la phrase brève, rythmée, haletante, percutante et hypnotique. Je reviendrai sur ce dernier mot : hypnotique.
À cette syntaxe s’ajoute un langage singulier. Tantôt soutenu, tantôt argotique. Tantôt profond et clair, tantôt obscur, futile et infantile.
Et à ce langage se greffe un temps, enfin, ce présent, qui perturbe et bouscule, qui nous fait entrer dans le feu de l’action et de sa pensée.

On ne peut qu’être surpris par ce choix qu’a fait Ducharme de donner une telle aisance verbale à la jeune Bérénice. Elle parle comme une adulte, agit comme une gamine. Et l’inverse. Le tout sans logique ni cohérence vis à vis de son âge réel.

On peut être tenté de se laisser berner par l’idée que cet enfant si vive existe, là, au présent, sous nos yeux : elle est si charmante, si consciente, si amère et si subtile, que l’on semble vouloir pardonner à l’auteur de cette fantaisie.
Pourtant, il ne faut pas se laisser entourlouper. L’auteur utilise un présent de narration. Tout ce qui se déroule n’est que passé. Un souvenir. La syntaxe, d’ailleurs, ne manque pas d’interpeller.
Tout au long du récit, les phrases sont brèves, le discours haché, décrit dans l’instantanéité, scène après scène, entrecoupé d’ellipses plus ou moins longues, imprévisibles.
La narration est posée brute, comme un individu sous hypnose décrirait le fil de sa mémoire brusquement ramenée à sa conscience.
C’est important. Sur un là le récit reconstruit d’une Bérénice adulte. Une Bérénice portant un regard d’adulte sur les étapes de son enfance qui l’ont forgé. C’est l’avalée qui parle, l’adulte, pas l’enfant en devenir.

Et qui parle d’ailleurs ? Qui est cette narratrice ?

Certains ont affirmé (affirment) que Ducharme s’exprime directement par la voix de Bérénice, que ce roman n’est qu’une manière pour lui d’exprimer ses idées, ses angoisses, qu’elle ne serait qu’un porte-voix , vide, creux, plus factice que factice. Je n’y crois pas. Elle vit (elle a vécu (temps du récit)).
L’enfant (l’enfance) est un élément indispensable pour comprendre le délire du narrateur. Un délire construit.
Bérénice, incarnation de l’amour, est la clé du thème composé. L’amour comme douleur insupportable.
Surtout, Bérénice est un personnage habité. Ducharme n’aurait pas pris la peine de construire et de décrire sa condition de femme, sa sexualité, l’apparition de ses règles, si elle n’avait pas été pour lui qu’un pantin de ventriloque.
Le narrateur existe pleinement en tant que personnage, à minima, et sinon même, point de vue plus personnel, a certainement existé, inspiré de sa mère ? d’une amie ? d’une sœur ? de lui-même, enfant ? de plusieurs membres de la famille ? allez savoir… Mais Bérénice pue trop la sincérité pour avoir été pensée uniquement comme un simple concept, comme un outil superficiel, un jouet aux contours mythologiques pour servir son sujet.

Bérénice Vit. Elle est la vie dans tout ce qu’il y a de plus bruyant, de plus brouillon, de plus exigeant et de plus humain. Elle a été. Elle est. Elle sera. Elle s’est inscrite dans le livre pour ne jamais disparaître.

J’en viens au fond du sujet (enfin!), de quoi ça parle ? Que nous voulons-elle, Bérénice ? C’est quoi ce cri du cœur ?
L’avalée des avalés, la vallée des Lavallées (matronyme de Réjean Ducharme), l’avalée, une descente, une glissade, une avalée de reproches, une réprimande, une rude semonce.

Il n’y a pas de doute possible. Bérénice uppercute, direct du droit, œil au bord noir sur blanc. Dès le départ, le sujet est arrosé :
“ Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est parce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère. Le visage de ma mère est beau pour rien. S’il était mis, il serait mis pour rien. Les visages, beaux ou lais, ne servent à rien. « 

Bérénice, ou la peur d’aimer, de souffrir, de s’agripper à ce qui ne peut être retenu.
Bérénice, ou la peur de vivre, la peur de cette-vie-qui-mène-à-la-mort.
Bérénice, ou la peur de se faire avaler, de quitter l’enfance, devenir adulte, de suivre le chemin gastrique de ces adultes déjà broyés par le fantôme de la mort, par leur crainte d’y passer, leur besoin de s’attacher , d’attacher, de retenir, d’agripper et d’emporter tous ceux qui les entourent.
Bérénice, l’être trop sensible.

Elle les hait tous, ces mous, ces lâches, ces hésitants, ces ignoreux qui remettent à demain, qui hésitent ou patientent, ces désespérés qui imposent, font des compromis, ceux qui négocient leurs petits avoirs, qui dans leurs craintes de perdre, oublient d’être : ses parents, mais nous aussi, ces adultes, ses destinataires, ses lecteurs-auditeurs, déjà à moitié digérés, avalés, aveuglés, perdus définitivement dans leurs compromis confortables.
Ils ne sont pas assurés, ces adultes apeurés.

« Il n’y a pas plus chien qu’un être humain. « 

Alors elle les ignore. S’ils ne comptent pas, ils n’existent pas.

« Les plantes dont je ne sais pas le nom sont comme les êtres humains dont je ne sais pas le nom. « 

Et ceux qui s’imposent, elle les hait tous, pour ne pas souffrir, pour ne pas espérer, ne pas avoir à aimer.

“ La douleur est se briser les dents en tombant d’un orme. L’espérance est de briser le cœur en tombant vers le haut, dans les nuages. « 

Tout, autour d’elle, est sujet à cette angoisse. Tout amour l’effraie, la terrorise et l’arrasse. Il n’y a aucun espoir. Elle n’a pas le temps d’attendre. Attendre, c’est perdre d’avance.

« Il y en a qui s’arment de patience. D’autres comme moi, se mettent des gants de boxe. Il ne faut pas avoir de patience, même de celles dont on s’arme. Patience n’est qu’un habitude de lenteur. Les compagnies d’assurance disent que la vitesse tue. La vitesse finie par tuer son homme. La lenteur commence par tuer son homme. « 

La vie est trop courte, la mort imminente, l’amour trop intense, le lien si fragile, le doute inadmissible, la souffrance impensable. S’il existe un lien possible, qu’un amour peut exister, il ne peut être que total, entier et rien ne doit l’entraver. Elle cherche la pureté, l’innocence, dans son frère, dans son amie Constance, les relations qu’elle tente désespérément de créer.

« Pourquoi tous ces détours, tous ces méandres, toutes ces périphrases, tous ces entrechats ? Pourquoi nous soumettre à de telles sottises ? Filons droit au mais ! Pourquoi attendre, jour après jour, pendant soixante ans ? Voici ce que j’ai dans la tête. J’ai un peu d’argent. Nous louerons une chambre d’hôtel et là, nous ne férons pas l’amour, mais la tendresse ; et là, nous férons la tendresse jusqu’à ce que nous soyons vidés, desséchés, délivrés, morts. J’en ai assez de tourner autour du pot. C’est un peu de tendresse et la mort… C’est tout. Il n’y a rien d’autre à attendre. Allons-y et, en une nuit, finissons-en ! « 

On ne l’a déjà pas laissée choisir d’être.
On ne lui imposera rien.

Elle ne sera pas mise au monde. Sortie la mère.
Elle ne sera pas au monde. Sortez le père.
Ne s’ouvrira pas au monde. Sortez la société.
Elle avalera le monde.
Elle le fera vivre en elle.
Elle avalera ceux qu’elle aime, les incorporera.
Elle deviendra eux, et ils deviendront elles.
Elle imposera ses règles.
Elle sera le monde et le fera perdurer.
Le monde sera ce qu’elle crée.

“ La vie ne se passe pas sur la terre, mais dans ma tête. La vie est dans ma tête et ma tête est dans la vie. Je suis englobante et englobée. Je suis l’avalée de l’avalé. « 

Créatrice toute puissante d’un univers (auteure, auteur ; il est là, Ducharme) qui ne disparaîtra jamais, dans lequel il n’existera plus ni souffrance, ni manque, ni séparation, mais perdurera seulement la tendresse infinie.
Enfant-roi, enfant-monde, enfant percuté par l’absurdité de la vie dont le sens inconcevable est la mort.
Le roman début là, d’ailleurs, sur cette prise de conscience.
Elle aura tout. Elle sera tout. Notre rien.

Et tout le récit décrit ce combat, cette tentative, cette quête, ô combien difficile ! impossible ! vaine… de ne pas se faire avaler.
Récit au regard clairvoyant, dur, sans compromission.
Délire de grandeur poussé à l’irrationnel, frôlant l’hallucination d’un monde immanent englobé en son sein, caressant le fantasme du divin et du pouvoir de donner la vie et la mort.
Récit dont le titre et les premières pages annoncent directement la chute, la descente inéluctable, son enfer personnel, sa tragédie intime…
Pire que ceux qui s’accrochent aux autres pour rendre leur vie supportable, elle sera de ceux qui s’approprient la vie d’un autre pour survivre. Elle sera la pire de tous : l’avalée des avalés.

Profitez-en !
Vous êtes bien accompagnés.



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