Dans ce roman, l’art est la clé de la conscience d’autrui

BLANC SUR BLANC
Par Aysegul Savas

A quel point pouvons-nous connaître l’esprit des autres ? Dans le roman « Blanc sur blanc » d’Aysegul Savas, le narrateur, un étudiant diplômé anonyme, se rend dans une ville européenne pour étudier les cathédrales des villes voisines et sonder l’imaginaire médiéval. Le narrateur fait des recherches sur les représentations de nus gothiques, un sujet inhabituel, nous dit-on ; les personnages qui décorent les cathédrales et illuminent les manuscrits sont généralement vêtus, leurs vêtements riches en symbolisme. Mais le manque d’étude existante est un tirage au sort. « Je voulais faire des recherches sur un sujet ambigu », dit le narrateur, « dont le plus grand défi serait celui de la conscience : voir la forme humaine nue comme le faisaient les médiévaux ».

À travers cet intérêt académique, Savas met en place le thème clé du roman : l’affaire noueuse de la sympathie imaginative, de découvrir comment d’autres perspectives pourraient se croiser – et arriver à influencer – la nôtre. « Il n’y avait pas de parcours d’études clair pour entrer dans la conscience d’autrui, historique ou non », se souvient le narrateur. « C’était une tâche aussi difficile que de défaire son propre esprit, de démêler chaque couche de pensée avec tous ses préjugés et hypothèses. »

Le narrateur se loge dans un appartement appartenant à Pascal, professeur d’études médiévales, et Agnès, peintre, qui habitent une ville à quelques heures de là. Contrairement à l’ambiguïté du narrateur, dont l’apparence et le sexe ne sont pas mentionnés dans le texte, Agnès est clairement définie : « grande et agréablement mince », « vêtue d’une chemise blanche impeccable, s’ouvrant sur un élégant volant sur un côté sa taille. Son locataire est d’abord amoureux de la femme charmante, créative et assemblée qu’elle semble être, et bientôt, les deux cohabitent. Au lieu de rejoindre son mari à leur domicile habituel, Agnès décide de rester dans l’appartement, où elle tient également un atelier de peinture. Là, elle engage fréquemment le narrateur dans des échanges sur l’art qui se transforment en monologues de plus en plus unilatéraux détaillant l’histoire personnelle d’Agnès.

Le roman de Savas — son deuxième, après « Marcher au plafond » — suggère que l’art reflète l’esprit, que même à notre insu, les changements dans la façon dont nous nous exprimons reflètent la condition de nos âmes. Agnès rejette une première série, des représentations de masques rendus rigidement avec une « retenue formelle », comme une tentative d’être picturale avant de faire confiance à son propre goût, mais trouve que les dessins de ses années d’université sont « honnêtes et vivants, entièrement différents de ses peintures contrôlées .  » La peinture blanche sur blanc titulaire arrive à mi-chemin du roman, révélant l’artiste au bord d’un précipice : des formes sculptées par d’infimes différences de teinte et de texture, une image faible avec une aura d’inachèvement, apparaissant en «chute libre». L’art est partout dans ce livre. Le nom Agnès évoque la cinéaste Varda ou le peintre Martin, son travail rappelant les peintures blanches de Rauschenberg ou Ryman. Mais aucun artiste n’est nommé, et Savas s’abstient de faire des références manifestes.

En fait, le monde entier de « Blanc sur blanc » est décrit de manière sélective. Ce qui existe existe dans une prose nette et nette. Comme le narrateur, la ville est délibérément anonyme – ce peut être Paris, ce n’est peut-être pas. L’ambiguïté géographique déplace le récit hors de propos et, de la même manière, les scènes qui pourraient avoir une présence physique – comme lorsqu’Agnès parle au narrateur tout en étirant une toile avec une agrafeuse – se sentent curieusement sans corps, dépouillées. Mais cette intangibilité ne fait que nous diriger vers le véritable site du roman : les conversations profondément psychologiques avec Agnès. Savas met le discours de tous les autres personnages entre guillemets, mais le dialogue du narrateur reste non cité. Pendant ce temps, la ligne entre les monologues d’Agnès, tels que rapportés par le narrateur, et le discours et les pensées du narrateur deviennent de plus en plus minces.

Au fil du temps, le narrateur est entraîné dans le monde mental d’Agnès, dans toute sa tourmente, mais, avec un étrange sang-froid, résiste à fournir la compassion et le réconfort qu’Agnès semble si désespérément rechercher. Les résultats de cette intimité contrariée amènent inexorablement l’histoire vers une finale qui, pour un livre si investi dans l’art visuel, ressemble plus étonnamment à un acte de vengeance littéraire.

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