Vent, sable et étoiles d’Antoine de Saint-Exupéry


Je ne sais rien, rien au monde, égal à la merveille de la tombée de la nuit dans l’air. […] Mermoz a dit une fois : « Ça en vaut la peine, ça vaut le coup final. »

Prendre l’avion en 2015 est devenu à peu près aussi banal et peu excitant que de prendre le métro pour se rendre au travail ou le train pour se rendre au lodge du week-end. C’est plus sûr que de conduire une voiture et la plupart du travail, à part les décollages et les atterrissages, est effectué par des instruments sophistiqués. Ce que nous avons gagné en sécurité et en confort. Nous avons peut-être perdu notre sens de l’émerveillement et notre perspective. Antoine de Saint-Exupéry, poète et aviateur pionnier, est probablement notre meilleur guide pour revenir au miracle du vol, et ce roman autobiographique est, je crois, le meilleur exemple de son humanisme profond et de sa prose lyrique. Considérant certains détails courants sur un accident d’avion dans le désert, la vue plongeante des humains luttant pour remplir d’énormes espaces vides sur une planète se précipitant à travers un vaste vide, les thèmes communs de l’amitié, de l’amour, de la mort, de la paix, Terre des Hommes est étroitement lié à Le Petit Prince, le roman le plus célèbre sur le garçon qui regarde la terre avec des yeux innocents et pleins d’espoir.

Dans la structure, le roman rend hommage aux débuts de l’Aéropostale, la première compagnie française qui a ouvert de nouvelles routes de voyage de l’Europe au Sahara, sur les Andes en Amérique du Sud, vers l’Extrême-Orient et au-delà. Il nous montre des gens pour qui le courage n’était qu’à quelques pas de la folie suicidaire, se jetant avec un abandon inconsidéré au milieu de la tempête sans instruments de navigation et avec de faibles stations radio pour les guider vers le sol. Je pourrais citer des pages entières, mais j’ai essayé de me limiter à quelques-uns des meilleurs exemples :

Ainsi, lorsque Mermoz a traversé pour la première fois l’Atlantique Sud en hydravion, alors que le jour se mourait, il s’est heurté à la région du trou noir, au large de l’Afrique. Juste devant lui se trouvaient les queues des tornades qui montaient de minute en minute, progressivement plus haut, s’élevant au fur et à mesure qu’un mur était construit ; et puis la nuit tomba sur ces préliminaires et les engloutit ; et quand, une heure plus tard, il se glissa sous les nuages, il déboucha sur un royaume fantastique.
De grandes trombes noires s’étaient élevées en apparence dans l’immobilité des piliers du temple. Gonflés à leurs sommets, ils soutenaient l’arc trapu et abaissant de la tempête, mais à travers les failles de l’arc tombaient des plaques de lumière et la pleine lune envoyait ses rayons radieux entre les piliers sur les tuiles gelées de la mer. A travers ces ruines inhabitées, Mermoz se frayait un chemin, glissant obliquement d’un canal de lumière à l’autre, tournant autour de ces piliers géants dans lesquels avait dû gronder le déferlement de la mer, volant pendant quatre heures à travers ces couloirs de clair de lune vers la sortie de le temple. Et ce spectacle était si bouleversant que ce n’est qu’après avoir traversé le trou noir que Mermoz s’est rendu compte qu’il n’avait pas eu peur.


Mermoz et son mécanicien avaient été forcés de descendre à une altitude de douze mille pieds sur un plateau au bord duquel les montagnes tombaient à pic de tous côtés. Pendant deux jours mortels, ils chassèrent loin de ce plateau. Mais ils étaient piégés. Partout la même goutte. Et ils ont donc joué leur dernière carte.
Eux-mêmes toujours à l’intérieur, ils ont envoyé l’avion rouler et rebondir sur une pente au-dessus du sol rocheux jusqu’à ce qu’il atteigne le précipice, s’envola dans les airs et tomba. En tombant, l’avion a pris suffisamment de vitesse pour répondre aux commandes. Mermoz a pu incliner le nez en direction d’un pic, balayer le pic et, tandis que l’eau jaillissait à travers tous les tuyaux crevés par le gel nocturne, le navire déjà désarmé après seulement sept minutes de vol, il a vu sous lui comme une terre promise la plaine chilienne.
Et le lendemain, il s’y remettait.

Quand je pense à Guillaumet, Mermoz, Saint-Exupéry et à leurs collègues de l’Aéropostale, j’ai cette image d’un de nos monuments roumains aux premiers aviateurs : les bras étendus et couverts de plumes, ils sont allés au ciel aussi naturellement tandis que nous marchons, ils ont lutté seuls contre le vent, les ténèbres, le froid et la fatigue, et ils ont payé cher leur audace, retombant au sol dans les flammes, comme Icare. Dans leurs propres mots : ça valait le coup !

erilor aerului

De même que le paysan qui se promène dans son domaine peut prévoir en mille signes l’arrivée du printemps, la menace du gel, une promesse de pluie, de même tout ce qui se passe dans le ciel signale au pilote la neige qui approche, l’attente de brouillard, ou la paix d’une nuit bénie. La machine qui, à première vue, semble un moyen d’isoler l’homme des grands problèmes de la nature, l’y plonge en réalité plus profondément. Comme pour le paysan, comme pour le pilote, l’aube et le crépuscule deviennent des événements importants. Ses problèmes essentiels lui sont posés par la montagne, la mer, le vent. Seul devant le vaste tribunal du ciel orageux, le pilote défend ses courriers et débat en termes d’égalité avec ces trois divinités élémentaires.

Un chapitre intéressant décrit les machines volantes qu’ils utilisaient dans leurs missions, et Saint-Exupéry en profite pour s’en prendre à ceux qui se plaignent de la dépendance de l’homme moderne à l’égard de la technologie. Ce n’est pas l’outil lui-même qui nous éloigne de la nature, mais la manière dont nous l’utilisons. Comme les téléphones dits « intelligents » omniprésents, ils ne nous rendent pas seuls en rompant notre contact direct avec nos semblables, leur rôle est en fait de faciliter la communication et la prise de contact. L’avion nous rapproche aussi en réduisant les temps de trajet et donc les distances qui nous séparent.

Transport des courriers, transport de la voix humaine, transport des images vacillantes, dans ce siècle comme dans d’autres, nos plus hautes réalisations ont encore pour seul but de rassembler les hommes. Nos rêveurs pensent-ils que l’invention de l’écriture, de l’imprimerie, du voilier, a dégradé l’esprit humain ?

Tout en reconnaissant les dangers de mettre l’homme au service de la machine (l’industrie), le poète voit plus loin et plus profondément, et plaide pour la libération spirituelle que nous apporte la conquête de l’air :

Un homme ne peut pas mener une vie décente dans les villes, et j’ai besoin de me sentir vivre. Je ne pense pas à l’aviation. L’avion est un moyen, pas une fin. On ne risque pas plus sa vie pour un avion qu’un fermier ne laboure pour la charrue. Mais l’avion est un moyen de s’éloigner des villes et de leur comptabilité et d’appréhender la réalité.
Voler est un travail d’homme et ses soucis sont des soucis d’homme. L’affaire d’un pilote est avec le vent, avec les étoiles, avec la nuit, avec le sable, avec la mer. Il s’efforce de déjouer les forces de la nature. Il regarde dans l’attente de la venue de l’aube comme un jardinier attend la venue du printemps. Il attend avec impatience le port comme une terre promise, et la vérité pour lui est ce qui vit dans les étoiles.

Les vents, le sable et les étoiles du titre se révèlent ici comme les gardiens de la vérité ultime sur la vie et sur notre place dans l’univers. Un regard d’aigle sur notre planète à plusieurs milliers de mètres d’altitude aide à mettre la vie en perspective, montrant à quel point certains de nos soucis quotidiens sont insignifiants, à quel point notre emprise sur la croûte terrestre est faible, combien un simple verre d’eau est peut signifier pour un homme mourant de soif, et comment la chose la plus importante que nous puissions faire est de partager le fardeau avec un autre être humain. L’événement principal du roman est un accident d’avion au Sahara. Le désert, comme il l’a fait avec d’innombrables prophètes, est l’un des meilleurs endroits au monde pour mettre à nu une âme et la rapprocher de la divinité. Il n’est pas étonnant qu’une révélation aussi puissante marquera l’écriture de l’auteur aussi bien ici que dans Le Petit Prince :

Quand j’ouvris les yeux, je ne vis que la flaque du ciel nocturne, car j’étais allongé sur le dos, les bras tendus, face à face avec cette écloserie d’étoiles. Seulement à moitié éveillé, ignorant encore que ces profondeurs étaient le ciel, n’ayant pas de toit entre ces profondeurs et moi, pas de branches pour les masquer, pas de racine à laquelle s’accrocher, je fus pris de vertige et je me sentis projeté en avant et plongeant vers le bas comme un plongeur.
Mais je ne suis pas tombé. De la nuque au talon, je me suis découvert lié à la terre. J’éprouvais une sorte d’apaisement à lui céder mon poids. La gravitation était devenue aussi souveraine que l’amour. La terre, je le sentais, soutenait mon dos, me soutenait, me soulevait, me transportait dans l’immense vide de la nuit. J’étais collé à notre planète par une pression comme celle que l’on est collée sur le côté de la voiture dans un virage. Je m’appuyais avec joie contre cette admirable charpente, cette solidité, cette sécurité, sentant contre mon corps ce pont courbe de mon navire.

De la pureté austère du désert, le poète se fait reporter et nous emmène en voyage en Espagne pendant la guerre civile, essayant de comprendre les pulsions et les échecs qui poussent frère contre frère :

La vie nous a appris que l’amour ne consiste pas à se regarder mais à regarder ensemble dans la même direction. Il n’y a de camaraderie que par l’union dans le même effort élevé. Même à notre époque de bien-être matériel, il doit en être ainsi, sinon comment expliquer le bonheur que nous ressentons en partageant notre dernière croûte avec d’autres dans le désert ? […] Ce qui nous oppose les uns aux autres, ce ne sont pas nos objectifs – ils reviennent tous au même – mais nos méthodes, qui sont le fruit de nos raisonnements variés.

Avec cette dernière citation je passe du titre anglais au titre original français : Terre des hommes. Pour Saint-Exupéry nous sommes tous une seule nation, un seul peuple, riche de diversité, mais uni d’esprit, divisé par la langue, la religion ou la politique mais frères d’armes devant la cour du désert et des étoiles. Le vol est un outil, pas une destination, et la meilleure utilisation que nous puissions en faire est de nous ouvrir à la beauté de la compagnie. De toute sa carrière de pilote, le poète valorise surtout les moments où il a partagé sa passion et ses expériences avec ses camarades, un beau mot qui ne doit pas être l’otage de la propagande politique :

Nous avons raconté des histoires, nous avons plaisanté, nous avons chanté des chansons. Il y avait dans l’air cette légère fièvre qui règne sur un festin gaiement préparé. Et pourtant nous étions infiniment pauvres. Du vent, du sable et des étoiles. L’austérité des trappistes. Mais sur ce drap mal éclairé, une poignée d’hommes qui ne possédaient rien au monde que leurs souvenirs se partageaient des richesses invisibles.
Nous nous étions enfin rencontrés. Les hommes voyagent côte à côte pendant des années, chacun enfermé dans son propre silence ou échangeant ces mots qui ne portent pas de charge – jusqu’à ce que le danger vienne. Ensuite, ils se tiennent épaule contre épaule. Ils découvrent qu’ils appartiennent à la même famille. Ils croissent et s’épanouissent dans la reconnaissance d’êtres semblables. Ils se regardent et sourient. Ils sont comme le prisonnier libéré qui s’émerveille devant l’immensité de la mer.
Joie! Il est inutile de la chercher ailleurs que dans cette chaleur des relations humaines. Nos intérêts sordides nous emprisonnent dans leurs murs. Seul un camarade peut nous saisir par la main et nous dégager.

Saint-Exupéry est mort, comme beaucoup de ses camarades avec qui il a partagé un repas dans le désert, faisant ce qu’il aimait le plus au monde : voler. Ou peut-être, comme son prince, nous a-t-il rendu visite pendant un certain temps, puis est retourné sur sa petite planète pour s’occuper de son volcan et de sa fleur. Il a laissé un message d’espoir pour l’avenir et de confiance dans notre capacité à nous rassembler lorsque le danger nous menace. J’ai essayé ici d’expliquer pourquoi il est plus qu’un auteur préféré, c’est un vieil ami qui marchait à mes côtés et me faisait remarquer la beauté d’un coucher de soleil ou d’un sourire d’enfant, la nécessité de partager :

De vieux amis ne peuvent pas être créés d’emblée. Rien n’égale le trésor des souvenirs communs, des épreuves vécues ensemble, des querelles et des réconciliations et des émotions généreuses. Il est inutile, après avoir planté un gland le matin, de s’attendre à ce que l’après-midi soit assis à l’ombre du chêne.
Alors la vie continue. Pendant des années, nous plantons la graine, nous nous sentons riches ; et puis viennent d’autres années où le temps fait son œuvre et notre plantation devient clairsemée et maigre. Un à un, nos camarades s’éclipsent, nous privent de leur ombre.

copains



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