jen Emilie Berryla troisième collection, Temps inépuisable, rien n’est interdit et les limites elles-mêmes sont consciemment défiées : la membrane entre veille et rêve est semi-perméable, la frontière entre passé et présent est floue : « Comment se fait-il que les choses qui nous arrivent semblent déjà être arrivées ? demande dans un poème instable et sans titre (les titres sont rares ici). Dans un autre, elle se confond avec le temps comme si son corps était inconfinable : « La chaleur prolongée m’a fait sentir des taches./Ce n’était pas une mauvaise sensation…/être une tache sur une vitre… » Ses métaphores ont tendance à fondre aussi ou, au moins, pas autorisé un dernier mot.
Les premières collections de Berry étaient plus ancrées : Cher garçon (2013) a été un premier album libéré et Étranger, bébé (2017) une réponse émouvante à la mort de sa mère, sous-tendue par la perte. Ce livre est animé par une maturité ambivalente. Plus que jamais, il y a une méfiance soutenue vis-à-vis des mots qu’elle utilise si bien : elle résiste à la façon dont les mots, comme de bonnes ménagères, prétendent arranger les choses quand les atmosphères sont si souvent provocantes et non verbales.
Le premier poème se termine :
je m’attends à quelque chose
et on a l’impression de porter une chemise en soie…
Langage incorrigible, pareil que blessé.
« Incorrigible » – un mot pour les farceurs ennuyeux – donne matière à réflexion. Berry a une relation irritante avec la langue. Dans un autre poème, elle aborde différemment le même problème : «Je vais vous dire en détail ce qui m’affecte./ Comment, dans leur abondance, les mots peuvent sembler/tout à fait désolés. » L’implication est que la vérité est susceptible de se révéler clairsemée, au-delà de ce que les mots peuvent faire, comme la « très vieille chanson » qu’elle décrit dans un autre poème connu mais imaginaire (c’est-à-dire jamais réellement entendu).
Elle a un don pour identifier les sentiments au fond de l’esprit qui sont comme des pensées que vous préféreriez ne pas penser. Mauvaise pierre est un poème étonnant sur une « pierre vert pâle » achetée dans un magasin de cristal. « Bad » apparaît souvent dans son écriture : enfantine, sans compromis et simple (cela vous fait réaliser à quel point le mot est rarement utilisé de manière sérieuse et adulte, généralement remplacé par des alternatives plus fantaisistes). La mauvaise pierre (semi-précieuse ou maudite ?) représente une partie de l’esprit conscient d’une erreur profonde et incapable de décider quoi faire. « Je ne l’ai presque jamais vu, à sa place sur le rebord de la fenêtre, il était à l’extérieur, hors de vue, aux marges les plus éloignées de ma maison. » Bannir la pierre, forcément, ne sert à rien. La poésie de Berry est un transport et consiste parfois à mettre le mal en lumière.
Les poèmes cauchemardesques abondent – brutaux et involontaires – et sont une autre version du halage. Interprètes de rêves, mobilisez-vous : un serpent a besoin d’être assassiné et est frappé à la tête avec une louche ; un oiseau moqueur rose colossal persécute dans le jardin d’une demeure seigneuriale ; un bébé est maladroitement embrouillé avec un tampon. D’autres poèmes, comme l’atteste la bibliographie, sont suscités par des rencontres diverses avec la parole d’autrui : Sigmund Freud, Thomas Mann, Sarah Kane. Un podcast fascinant avec Sharon Olds alimente un poème, l’interview de Mark Fisher avec l’artiste dubstep Burial dans le Fil est réarrangé pour devenir le texte d’un autre, Joan Didion s’exprimant dans le documentaire de son neveu Le centre ne tiendra pas est également cité. Le centre ne tient pas dans le monde de Berry. La réaffectation des mots implique une perméabilité d’un autre ordre. Les mariages avec texte mènent à des mariages qui intriguent et défient. En tant que lecteurs, nous devons rencontrer ces poèmes étranges et intimes avec un esprit aussi ouvert que celui de Berry, puis nous laisser guider par notre propre boussole intérieure.
Je sentais que j’étais né à une époque où beaucoup de choses
était juste… pas connu… Alors nous avons demandé,
comment était-ce d’être un être humain…?
Les nuages rincés de leur
secret ridicule, léger.
Nos esprits comme un terrain de jeu au printemps…
La plupart des sentiments sont très anciens, ils ont
été sous la terre et ensuite vers le haut
à nouveau à la surface, ils ont été
dans la vapeur des nuages et partout
la surface du ciel comme des fissures capillaires
dans l’émail sur porcelaine, nos motivations
sous la rivière comme des cailloux ou comme des vies
de créatures invisibles qui nous maintiennent en vie…
Il y avait une chanson que nous n’avions jamais entendue auparavant,
c’était une très vieille chanson, c’était une chanson,
nous connaissions autrefois mais un imaginaire.
L’écouter était comme regarder le ciel
à une certaine heure de la journée, certains jours,
au milieu de l’été, alors qu’il se sépare lentement.
Il y a eu tant de fois où j’ai voulu abandonner
mais alors un message apparaîtrait
d’un parfait inconnu, à des kilomètres de là,
me disant de continuer. Alors j’ai continué.