Oe 13 novembre 2015, des hommes armés islamistes ont ouvert le feu sur des spectateurs au théâtre du Bataclan à Paris, tuant 90 personnes. Parmi les victimes figure Hélène Muyal-Leiris, qui laisse dans le deuil son mari Antoine Leiris et leur fils de 19 mois, Melvil. Trois jours plus tard, Leiris, un journaliste, s’est adressé aux assassins de sa femme dans un post sur Facebook, déclarant : « Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir… Je ne vous donnerai pas la satisfaction de vous haïr ». Ce n’était pas seulement celui d’un homme endeuillé cri de coeur, c’était une protestation préventive contre une extrême droite qui tenterait de tirer parti du chagrin de la France pour son programme nationaliste. Le message de Leiris est devenu viral, a été adopté comme cri de ralliement libéral et a été suivi en 2016 par You Will Not Have My Hate, un mémoire mince qui est rapidement devenu un best-seller international.
Maintenant, six ans plus tard, vient une sorte de suite. Alors que le premier livre a fait un zoom avant, racontant comment Leiris et Melvil ont survécu les 12 jours après l’attaque, le second revient en arrière. Life, After couvre quatre ans, décrivant comment ils construisent une vie ensemble « comme deux évadés du monde ordinaire ». À la recherche d’un nouveau départ, Leiris les déménage d’une rue historique de Montmartre dans un appartement neuf au sixième étage du 16e arrondissement. « J’embrasse le maintenant », nous dit-il dans son présent vif, lucidement traduit par Sam Taylor : « l’immédiat, le commode, le pratique, l’éphémère, le lavable, l’insonorisé ».
Le père et le fils doivent tous deux traiter, à leur manière, le problème de la mémoire. Alors que Melvil a quatre et cinq ans, Leiris se demande quoi lui dire sur la mère dont il ne se souviendra jamais mais dont l’absence façonnera toute sa vie. Pour Leiris lui-même, la mémoire est un fantôme à exorciser. Au début, il stocke les biens d’Hélène dans un sous-sol huit étages sous son appartement. Puis, un jour, il jette impulsivement tout – sauf deux robes et la veste que portait sa femme le soir de sa mort – dans des sacs poubelles noirs : « Les lettres, les photographies, les vêtements… c’étaient le nouveau corps que la mort a donné à Hélène. Un corps éparpillé que je suis en train de mettre en pièces pour m’en débarrasser.
Des moments violents et troublants comme celui-ci font de Life, After un livre plus intéressant que son prédécesseur résolument digne. Impossible d’ignorer le fait que cet homme, devenu célèbre pour avoir désavoué la haine, est en fait débordant de fureur. Lorsqu’il est de nouveau prêt à sortir avec quelqu’un, il est déconcerté de se retrouver à décharger sa douleur sur une nouvelle partenaire : « Je suis devenu cruel. Je lui ai fait payer quelque chose que je n’avais pas encore identifié en lui montrant que je pouvais être lâche, vil, précaire ». Les passages les plus puissants et les plus révélateurs du livre laissent entendre que la haine de Leiris et son besoin de la répudier remontent beaucoup plus loin. Ses parents malheureux se sont disputés amèrement puis ont divorcé. Sa mère a continué à engourdir sa douleur avec des pilules et de l’alcool avant de s’endormir un jour en fumant une cigarette, subissant des brûlures qui la tueraient. « D’en haut, je me regardais agir comme si de rien n’était », écrit Leiris ; « J’étais coupé en deux » Quand, après la mort d’Hélène, il se retrouve parfois en colère contre son fils, il a « l’impression que cette rage ne m’appartient pas. J’essaie de m’en débarrasser. Je me demande d’où ça vient. »
Dans Histoire de la violence , publié en France la même année que le premier livre de Leiris, l’auteur Édouard Louis raconte une agression sexuelle brutale qu’il a subie aux mains d’un homme dont le père était un migrant d’Algérie. Pour Louis, la mémoire est un outil psychique et politique, une lame de pelle tranchante pour creuser non seulement sa propre douleur mais celle de son agresseur et le racisme colonial qui l’a produite. En regardant son ennemi dans les yeux, il tente de se voir lui-même et son pays plus clairement. En revanche, l’écriture de Leiris peut être lue comme une étude déchirante sur le déni inconscient qui accompagne si souvent la perte traumatique, aussi éloquente dans ce qu’elle ne dit pas (ou ne peut pas dire) que dans ce qu’elle fait. Vous repensez aux paroles que Leiris adressait aux meurtriers d’Hélène – Je ne sais pas qui tu es et je ne veux pas savoir – et se demande à qui d’autre dans son histoire de violence il pourrait s’adresser.