Avec « Tori et Lokita », les Dardenne explorent une fois de plus la crise des migrants en termes personnels. Ici, ils expliquent à IndieWire leur désir de raconter des histoires distinctes de leurs propres expériences.
Depuis des décennies, le duo belge Jean-Pierre et Luc Dardenne réalisent des films qui abordent les défis de leurs protagonistes. Leur travail de caméra portable et leurs drames naturalistes ont souvent une forte perspective sociopolitique, des problèmes de la classe ouvrière aux luttes contre l’immigration. Leur travail acclamé a donné d’innombrables prix, dont deux Palmes d’Or et d’autres récompenses à Cannes, où ils présentent régulièrement leur travail.
Au festival de l’année dernière, ils ont remporté un prix spécial du 75e anniversaire pour « Tori et Lokita », et il est facile de comprendre pourquoi : les Dardennes incarnent le genre de cohérence des cinéastes d’auteur adoptés par le festival et les cinéphiles du monde entier.
« Tori et Lokita » suit une paire de jeunes migrants africains (Pablo Schils et Joely Mbundu) se faisant passer pour des frères et sœurs en belge tout en faisant face au défi de l’aîné du couple d’obtenir des papiers de résidence. Dans le processus, ils se retrouvent avec des criminels sur leur piste à la recherche d’argent lié à un trafic de drogue. Le film est un regard tendu et parfois dévastateur sur le bilan personnel de la crise migratoire mondiale, un problème également au centre des travaux récents des Dardenne, « Young Ahmed » et « The Unknown Girl ».
Les Dardenne ont construit une carrière en racontant des histoires très éloignées de leurs propres expériences. À New York pour promouvoir la sortie américaine de « Tori et Lokita », le couple a justifié cette décision en cours et pourquoi leur orientation thématique a été si cohérente ces derniers temps. Ils ont également partagé leurs réflexions sur la distribution en salles et la récente saison des Oscars.
Cette interview a été éditée et condensée pour plus de clarté.
IndieWire : Vos trois derniers films traitent tous de personnages impactés par la crise migratoire. Qu’est-ce qui a inspiré cette focalisation ?
Luc Dardenne: En ce moment, l’Europe se redéfinit. Nous avons toujours l’Accord de Dublin. Si des migrants arrivent en Italie, l’Italie en est responsable. S’ils vont en Suède, ils les renvoient en Italie. Ils ont donc une énorme quantité de migrants là-bas, mais en ce moment, cela se passe différemment. On va vers une mondialisation où ce sera une responsabilité partagée. Nous allons répartir les migrants en fonction de qui prend combien. Bien sûr, il y a quelques pays qui refusent, comme la Hongrie et la Pologne, mais c’est en cours d’élaboration. Toute la carte en termes de gestion de l’Europe sera différente.
Dans quelle mesure avez-vous pu communiquer avec des migrants comme ceux représentés dans ce film tout en recherchant l’histoire ?
Luc: Pour « Tori et Lokita », nous n’avons pas vraiment parlé aux mineurs. Tout d’abord, c’est illégal, ce n’est pas autorisé. Même dans les centres où ils hébergent ces enfants, les éducatrices et les psychologues ont beaucoup de mal à faire parler les enfants de la trajectoire qu’ils ont parcourue pour traverser leur pays d’origine. Alors je ne vois pas vraiment comment on pourrait en tirer plus que ce que ces gens voulaient qu’ils révèlent, parce qu’ils n’ont pas vraiment envie de parler.
Pour la préparation du film, ce n’était vraiment pas les enfants à qui nous avons parlé. Ce sont plutôt les éducatrices de ces centres avec les enfants qui ont pu nous donner des informations qui nous ont aidés pour le film.
Jean-Pierre Dardenne: Ce sont aussi des articles qui nous ont aidés dans nos recherches. Plus précisément, il y a un magazine pour les adolescents et les enfants. Il y avait un numéro consacré à ces enfants qui viennent seuls, non accompagnés, dans un autre pays — et l’extrême solitude qu’ils vivent, et les maladies qui se propagent ensuite par leur isolement de leurs familles. Cela nous a énormément influencés. Les attaques de panique de Lokita dans le film sont quelque chose qui arrive vraiment à ces enfants. Vous savez, nous n’existons pas seulement en tant que cinéastes. Nous vivons une existence quotidienne où nous voyons ces choses se produire et les stress qui en découlent.
Il y a de plus en plus de conversations ces jours-ci, en particulier aux États-Unis, sur qui devrait raconter quelles histoires. Il y a une école de pensée selon laquelle les histoires sur les personnes sous-représentées ne devraient être racontées que par ces mêmes personnes. Puisque vous n’êtes évidemment pas comme Tori et Lokita, que pensez-vous de cette perspective ?
Jean Pierre: Ce qui est dommage, c’est que ce débat donne presque l’impression d’être en procès. Il faut se défendre. C’est une énorme crise d’identité. Toutes les discussions autour de ce sujet sont interdites. Il entrave la possibilité de se transposer dans la vie d’un autre personnage. Cela exclut donc certaines œuvres. C’est un mauvais moment à passer, mais peut-être que ça reviendra.
Luc: Je pense que c’est vrai qu’une personne noire d’Afrique raconterait l’histoire de « Tori et Lokita » différemment de nous. Une personne musulmane le dirait différemment de nous. Mais je ne pense pas que parce que tu es blanc, tu ne peux pas raconter ces histoires. Je veux dire, l’art vous donne la possibilité, la capacité, d’être quelqu’un d’autre. Dans un certain sens, c’est tout l’intérêt. Oui, bien sûr, si vous êtes un Noir qui a été colonisé dans un autre pays, vous allez faire un film différent.
Sideshow et Janus Films
Pensez-vous que suffisamment de ces films sont réalisés?
Luc: Vous savez, nous parlions à notre chauffeur de taxi quand j’étais sur le chemin de l’aéroport. Il savait que nous étions des cinéastes. Il était congolais et il nous disait qu’il aimerait que sa fille soit cinéaste parce qu’elle pourrait raconter ce qui se passait là-bas. Il sentait que personne ne racontait cette histoire et que c’était une histoire vraiment importante à raconter. C’est bien sûr vrai.
Jean Pierre: Le vrai problème est qu’il y a [not enough] cinéastes en Afrique en ce moment et ils en ont besoin. Ce chauffeur de taxi congolais nous dit que tout ce qu’il regarde, ce sont des blockbusters. C’est partout. Dans 50 ans, ce sera trop tard. La culture ne favorise pas leur développement.
Comment expliquez-vous l’impact potentiel de votre cinéma sur un public peu familier avec le genre d’histoires que vous racontez ?
Luc: Je suis hétérosexuel, et quand j’ai vu le film « Milk », j’ai vécu la souffrance de quelqu’un comme Harvey Milk qui a dû vivre sa vie d’homosexuel à l’époque où il l’a fait. C’était majeur. J’ai pu m’identifier aux différents obstacles auxquels il a dû faire face. L’art permet aux gens de se transposer dans un autre personnage et de vivre quelque chose qu’ils n’auraient peut-être pas vécu. C’est vraiment majeur et très, très important. Vous avez cette possibilité à travers le cinéma, le théâtre, la peinture ou la danse – vous avez la capacité de devenir quelqu’un d’autre. Je ne pense pas qu’il faille l’enlever. C’est une merveilleuse opportunité.
De nombreux jeunes réalisateurs regardent vos films à l’école de cinéma et disent qu’ils sont très influencés par votre réalisation, mais ils se réfèrent généralement plus au travail de caméra qu’au sujet. Comment te sens tu à propos de ça?
Luc: Eh bien, d’une part, je peux comprendre. Ils étudient le métier et il est important pour eux de comprendre comment nous le faisons. Mais je pense que c’est dommage. Notre métier est interconnecté avec ce que nous mettons devant la caméra. Avec ces personnes marginalisées, nous essayons avec le travail de caméra de les rendre très présents. J’aimerais que les gens se concentrent un peu plus là-dessus.
Jean Pierre: Le métier est important, mais si vous le déconnectez de l’essence ou de la substance du film, il devient abstrait et perd son sens.
Quel genre de défis voyez-vous pour le cinéma aujourd’hui par rapport à vos débuts ?
Luc: Ce sont les plateformes. Nous avons eu « The Power of the Dog » dans les cinémas et « Roma », qui était dans les salles. Excellent. Mais la plupart du temps, soit ils les montrent pendant trois jours, c’est pour les Oscars, et ils sont ensuite diffusés sur Netflix ou ailleurs. Je pense que nous devons mettre en place un système où ces films doivent être dans les cinémas pendant trois à cinq semaines, puis être exploités comme ils le sont actuellement. Il va falloir finalement trouver un accord entre les producteurs et les salles pour que les films soient projetés pendant un certain temps.
Que considérez-vous comme unique dans l’expérience théâtrale ?
Luc: J’ai eu une expérience à la cinémathèque en Belgique où le dimanche matin, je montrais un film pour les jeunes et ils venaient avec leurs parents. Il y en avait peut-être 500. C’était une belle expérience car ils découvraient le cinéma parfois pour la première fois. L’avoir dans un cinéma où vous êtes dans le noir avec un grand écran est une expérience totalement différente que lorsque nous sommes devant le mini-écran et que nous nous promenons.
À moins d’avoir cette expérience au cinéma, vous ne pouvez pas avoir l’impact d’intérioriser les personnages comme vous le faites. Lorsque vous êtes sur un mini-écran, vous avez ces images qui ne font que passer, passer, passer. C’est dangereux. Tout ce que vous allez obtenir, ce sont des images. Vous n’allez pas vous retrouver avec ce processus plus profond que vous pouvez retenir d’une véritable expérience cinématographique.
Stéphanie Lecocq/Epa/REX/Shutterstock
Jean Pierre: Quand nous avions 16 ans, nous avons vu le film « Mouchette », et nous avons été très marqués par ce qu’elle vivait — par son suicide, sa souffrance, son exclusion dans la situation des autres. Je crois que cette expérience pourrait être la même aujourd’hui pour quelqu’un qui regarde le film dans les mêmes conditions que nous l’avons vu. Il est important de préserver cela. Le cinéma parle de la survie de l’humanité. C’est un lieu où les gens peuvent vivre une expérience commune liée à une certaine morale et à un certain sens de l’esthétique.
Sur une note plus superficielle, je voulais vous poser des questions sur l’Oscar. La Belgique a soumis le film « Close » sur le vôtre cette année. Que pensez-vous du processus de soumission aux Oscars à ce stade de votre carrière ?
Luc: Quand Marion Cotillard faisait partie des cinq actrices nommées aux Oscars [for “Two Days, One Night”] nous étions très heureux pour elle et le film. Le fait que la Belgique n’ait pas soumis notre film cette année était compréhensible. Il y a beaucoup de jeunes cinéastes qui ont des idées différentes. C’est très bien. Nous ne ressentons aucune sorte d’amertume ou de ressentiment. Nous sommes heureux pour eux. C’est la vie.
Jean Pierre: Je pense que c’est important. Je veux dire, pas seulement les Oscars, mais Cannes, les Cesare, et cetera. Ils ont un rôle. Les gagnants du tirage au sort des Oscars cette année voient à nouveau leurs films projetés au cinéma. Il les relance en Europe. À l’origine, les Oscars ont été créés en partie pour cela, pour donner un coup de pouce à la promotion des films auprès du public.
Vous êtes tous les deux membres de l’Académie. Avez-vous voté cette année ?
Luc: Ouais, j’ai voté pour Spielberg.
Jean Pierre:: Mais nous n’avons pas vu tous les films. Je vote quand je vois les films.
Sideshow et Janus Films sortent « Tori et Lokita » en salles le vendredi 24 mars.
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