Dans le même esprit, voici une paire de critiques liées. J’ai d’abord écrit le tragique, mais j’ai ensuite senti que j’avais vraiment besoin de l’équilibrer avec une version comique.
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Critique tragique
Hamlet, ne parle plus :
Tu fais de mes yeux mon âme même ;
Et là je vois de telles taches noires et grenues
Comme ne laissera pas leur teinte.
J’ai bien peur que ce ne soit pas exactement une lecture de plage amusante. Si L’Éducation Sentimentale ne vous met pas mal à l’aise, vous êtes soit une personne remarquablement sûre d’elle, soit vous avez décidé d’arrêter avant d’avoir atteint la fin. Et Flaubert fait du bon boulot pour te repérer : pendant les cent premières pages environ, j’ai eu l’impression que c’était un de ces livres où il n’allait rien se passer, et ce n’est qu’à la moitié environ que j’ai vraiment commencé se sentir inquiet. Il est bon.
En apparence, c’est banal, à l’exception de la belle prose. Frédéric est un jeune homme stupide et superficiel dans la France des années 1840. Après une rencontre fortuite sur un bateau, il se passionne pour Mme. Arnoux, une belle femme mariée. Il parvient à s’insinuer dans le cercle social de son mari, et se lie d’amitié avec lui. Au bout d’un moment, M. Arnoux fait suffisamment confiance au jeune Frédéric pour lui présenter sa maîtresse, la charmante et écervelée Roseanette. Frédéric tombe amoureux d’elle aussi, puis sa vie amoureuse se complique encore. J’essaierai d’éviter de lâcher plus de spoils, mais j’ai pensé que je devrais vous convaincre que ce n’est certainement pas un livre où il ne se passe rien : comme dans Madame Bovary et Salammbô, il y a beaucoup de sexe et de violence.
Alors, pourquoi est-ce si inquiétant ? Une façon d’expliquer est de comparer avec deux autres romans, qui ont été écrits peu de temps après et certainement, au moins en partie, s’en sont inspirés. Chez Proust Le Côté de Guermantes, Marcel devient aussi obsédé par la duchesse de Guermantes que Frédéric par Mme. Arnoux, mais à la fin du roman il l’a surmontée ; nous obtenons un compte rendu détaillé de la façon dont son charme s’estompe progressivement, afin qu’il puisse enfin la voir objectivement. C’est décevant, mais extrêmement rationnel. Et chez Maupassant Bel Ami, Georges Duroy exploite savamment sa série de maîtresses pour devenir riche et prospère ; cette fois, vous êtes choqué par son sang-froid, mais c’est aussi rationnel.
J’ai pensé à plusieurs reprises que Frédéric allait emprunter un de ces chemins ; il ne le fait pas. La force extraordinaire du roman est d’entrer dans son esprit alors qu’il tergiverse entre les différentes femmes avec lesquelles il est impliqué, et de démontrer à quel point il n’est tout simplement pas capable d’aucune sorte de pensée rationnelle. Il est avec X, et Flaubert montre avec son exactitude habituelle combien il est béatement amoureux d’elle. Puis, quelques pages plus tard, il est avec Y, et ses protestations d’éternel dévouement ne paraissent pas hypocrites : pire, elles sont sincères ! Et, dans le chapitre suivant, avec Z… eh bien, vous voyez le tableau. C’est horriblement bien fait.
Au milieu de tout cela, éclate la Révolution de 1848. (Au fait : si vous êtes aussi ignorant que moi de l’histoire de France, je vous recommande fortement de vous procurer une édition annotée. Flaubert suppose que vous connaissez déjà l’histoire, et continue de faire référence à des personnes et à des événements dont je n’avais jamais entendu parler – j’étais retourner aux notes de fin comme si je lisais Blague infini). Je me suis demandé un instant ce que la politique avait à voir avec l’histoire principale ; hélas, cela devient rapidement clair aussi. Comme le héros éponyme du Lapin série, Frédéric est constitutionnellement incapable de voir au-delà du bout de sa propre bite. Le fait qu’on ait donné à la France une chance unique dans un siècle d’établir un gouvernement plus juste et plus démocratique lui échappe complètement. Il y a une séquence magnifique où un événement majeur s’est produit, et les gens se tirent dessus dans les rues ; Frédéric ne pense qu’au fait qu’il a raté un rendez-vous important avec l’un de ses proches. Je me suis fortement rappelé la scène vers le début de Shaun des morts, où Shaun, qui vient d’être largué par sa petite amie, rentre chez lui dans un état second tout en parvenant à ne pas remarquer que Londres est envahie par des zombies mangeurs de chair.
Tu rassembleras ça L’Éducation Sentimentale ne présente pas une vision positive et édifiante de la nature humaine. Si seulement il était laid ou écrit à la hâte, on pourrait le rejeter. Mais non : comme toujours chez Flaubert, c’est un travail minutieux et un plaisir à lire. La plupart du temps, c’est même drôle. Vous pouvez parfois vouloir le jeter à travers la pièce ; plus souvent, vous allez réagir avec un sourire ironique. Il est spirituel et divertissant.
J’ai commencé par une citation de Hamlet, sans doute l’un des ancêtres du livre, et je conclurai avec un de Le berceau du chat, probablement un arrière-petit-fils, et aussi un livre très drôle. Voici Kurt Vonnegut sur le même sujet.
Et je me suis souvenu Le quatorzième livre de Bokonon, que j’avais lu en entier la veille. Le quatorzième livre s’intitule « Qu’est-ce qu’un homme réfléchi peut espérer pour l’humanité sur Terre, compte tenu des expériences du dernier million d’années ? »
ça ne prend pas longtemps à lire Le quatorzième livre. Il se compose d’un mot et d’un point.
Ça y est:
‘Rien.’
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Critique de bande dessinée
[« Sex and the City » theme tune. CARRIE is lying across her bed typing industriously on her laptop]
CARRIE : [voiceover] J’ai lu que plus de 60% de tous les hommes américains trompent leur partenaire. C’est beaucoup de tricherie. Cela m’est arrivé. C’est arrivé à mes meilleurs amis. Cela vous est peut-être arrivé. Et, l’autre jour, j’ai commencé à me demander [the title comes up as she speaks the words] Quand les hommes trompent leurs partenaires, à quoi pensent-ils vraiment ?
[Dissolve to a trendy Manhattan restaurant. CARRIE is sitting alone at a table set for four people, reading a paperback novel. Camera zooms in to show the title, « Sentimental Education »]
CARRIE : [turns a page, and shakes her head reflectively] Bon sang !
[CARRIE is so engrossed that she doesn’t notice that CHARLOTTE, SAMANTHA and MIRANDA have arrived, and are looking at her curiously.]
CHARLOTTE : Bien, n’est-ce pas ?
CARRIE : [starts violently] Euh… oui ! Alors tu l’as lu aussi ? Ne me dis pas comment ça se termine…
SAMANTHA : [checking to see how far CARRIE has got] Oh, tu as presque fini. Tu sais, ça me rappelle quelque chose qui est arrivé à Charlotte et moi il y a quelques années. [She gives CHARLOTTE a teasing look] Cela ne vous dérange pas ?
CHARLOTTE : Euh…
CARRIE : [voiceover] Charlotte s’en souciait, mais Samantha l’a écrasée.
SAMANTHA : [steamrollering her] Allez, bébé, toute l’histoire ancienne maintenant ! Mais nous avons besoin de cocktails d’abord. [To waiter] Quatre cosmopolites !
CARRIE : [voiceover] C’était pendant le premier mariage de Charlotte, une période dont elle n’aime pas parler. Son mari Jack était beaucoup plus âgé qu’elle.
[Montage. CHARLOTTE’S FIRST HUSBAND evidently doesn’t take her seriously.]
CARRIE : [voiceover] Samantha n’avait pas encore découvert qu’elle avait un talent pour les relations publiques. Elle se demandait si elle réussirait en tant qu’actrice.
[Montage. SAMANTHA’s movie roles don’t require her to wear much.]
CARRIE : [voiceover] Samantha était également une amie proche de Jack.
[Montage. JACK and SAMANTHA are having noisy sex. Dissolve back to restaurant.]
SAMANTHA : [smiles and pats CHARLOTTE on the arm] Bien sûr, Charlotte et moi ne nous connaissions pas encore.
CARRIE : [voiceover] Maintenant, Jack dirigeait cette maison d’édition. Il avait un adorable stagiaire qui s’appelait Fred. Un jour, Fred rencontre Charlotte.
[Dissolve back to the past. Montage. FRED, very young and innocent, meets CHARLOTTE. He’s obviously smitten.]
CARRIE : [voiceover] Fred n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi beau de sa vie. Il sut immédiatement qu’il ne pourrait jamais aimer une autre femme. Mais comment pourrait-il la rencontrer à nouveau ?
[FRED looks sad and pensive, then suddenly brightens up.]
CARRIE : [voiceover] Fred avait besoin de se lier d’amitié avec Jack.
[Montage. JACK is talking, FRED is hanging on his every word.]
CARRIE : [voiceover] Jack aimait l’attention. Il a commencé à inviter Fred à ses dîners.
[Montage. Dinner party at JACK and CHARLOTTE’s. FRED gazes raptly at CHARLOTTE, while she ignores him.]
CARRIE : [voiceover] Jack avait vraiment dû faire confiance à Fred. Il a également commencé à l’emmener à des fêtes chez Samantha.
[Montage. A much wilder party. FRED looks embarrassed, but is clearly eyeing up SAMANTHA]
CARRIE : [voiceover] Très vite, Fred était également tombé amoureux de Samantha. Oh, et quelque part par ici, il est retourné dans le Wisconsin pour quelques mois et a réussi à se fiancer avec la fille d’à côté.
[Montage. FRED is with the adoring GIRL-NEXT-DOOR, who’s even younger and more innocent-looking than he is. Dissolve back to restaurant. MIRANDA is struggling to keep up with the story.]
MIRANDA : Alors, euh, laissez-moi voir, il ne peut qu’aimer Charlotte mais il a le béguin pour Samantha et il est fiancé à la fille d’à côté ?
[CHARLOTTE looks like she wants to sink through the floor. She takes a large sip of her cocktail. SAMANTHA is having fun.]
SAMANTHA : [to MIRANDA] Ne t’inquiète pas, bébé, ce n’est pas encore compliqué.
CARRIE : [voiceover] Fred a progressé avec Charlotte. Elle le laissa lui tenir la main pendant qu’elle lui parlait de ses problèmes. Mais c’est tout ce qui s’est passé.
[Montage. FRED and CHARLOTTE gaze soulfully into each other’s eyes, go for walks hand-in-hand, pick flowers, etc]
CARRIE : [voiceover] De toute évidence, Fred en voulait plus. Il a pris rendez-vous avec Charlotte dans l’appartement new-yorkais qu’il venait de louer. Cela allait être ça.
[Montage. FRED, in an agony of suspense, is waiting outside the apartment block. He keeps looking at his watch.]
CARRIE : [voiceover] Malheureusement, la date était le 11 septembre 2001.
[Montage. The Twin Towers erupt in flames. People screaming in the streets. FRED is still looking at his watch as they stream past.]
CARRIE : [voiceover] Fred était tellement en colère contre Charlotte de ne pas être venue. Il est allé voir Samantha.
[Montage. FRED and SAMANTHA are having sex. Dissolve back to restaurant.]
SAMANTHA : [elaborate shrug] Eh bien, j’avais vraiment besoin d’une baise.
CARRIE : [voiceover] Fred aimait être avec Samantha. Mais au fond de lui, il ne lui a jamais pardonné de lui avoir fait trahir son véritable amour. Il a commencé à voir quelqu’un d’autre, la femme d’un riche banquier.
[Montage. FRED is having sex with RICH BANKER WIFE. Back to restaurant.]
MIRANDA : [completely lost] Alors, il couche avec toi et la femme du banquier parce qu’il ne peut pas être avec son véritable amour ? Et la fiancée ?
SAMANTHA : [large sip of cocktail] C’est ça, bébé. Il pensait que c’était ma faute et la faute de la femme du banquier. Et peut-être aussi de la faute de la fiancée, mais je n’en étais jamais tout à fait sûr. Bien sûr, tout s’est terminé dans les larmes.
[Montage. SEVERAL WOMEN are yelling at FRED, throwing things, etc]
SAMANTHA : [back in restaurant] Votre ami Stanford a dit à Charlotte et moi que nous devrions lire Sentimental Education. Il avait raison. C’est juste étrange. Flaubert est un peu un connard, mais il met la mèche sur la façon dont les hommes pensent quand ils trichent. Ça m’a aidé. [putting an arm around CHARLOTTE] Et d’une manière ou d’une autre, Charlotte et moi sommes devenus amis. Désolé bébé. [She drains her glass. CHARLOTTE drains hers and hugs her back. There are tears in her eyes.]
CARRIE : [voiceover] Je te jure, je serais devenue lesbienne si je n’aimais pas autant la bite. Et j’aurais aimé lire Flaubert plus tôt.
[Theme music, credits]