Le mythe de Sisyphe et autres essais d’Albert Camus


Camus, en tant qu’écrivain, reçoit des réponses mitigées de la part des lecteurs. Il est compréhensible que certains lecteurs évitent de le lire, car il apparaît comme un écrivain difficile dont les œuvres sont considérées comme dérangeantes. Certains lecteurs apprécient ses écrits bien qu’ils ne soient pas d’accord avec lui. Alors que pour certains, les idées de Camus ne sont pas pertinentes par rapport à celles proposées par les philosophes existentiels. Bien que Camus soit souvent classé comme un philosophe existentiel, il n’a lui-même jamais approuvé cela. Dans l’une de ses interviews, il a déclaré :

« Non, je ne suis pas existentialiste. Sartre et moi sommes toujours surpris de voir nos noms liés. Nous avons même songé à publier une brève déclaration dans laquelle les soussignés déclarent n’avoir rien en commun et refusent d’être tenus pour responsables des dettes qu’ils pourraient respectivement contracter. C’est une blague en fait. Sartre et moi avons publié nos livres sans exception avant même de nous rencontrer. Lorsque nous avons appris à nous connaître, c’était pour réaliser à quel point nous étions différents. Sartre est un existentialiste, et le seul livre d’idées que j’ai publié, Le Mythe de Sisyphe, était dirigé contre les soi-disant philosophes existentialistes.

Comparés à différentes périodes de sa vie, ses écrits offrent un aperçu de l’état d’esprit dans lequel Camus était souvent chargé. L’écriture de « L’étranger et le mythe de Sisyphe », qu’il a fait presque simultanément, est arrivée à un moment où il était lui-même désespéré quant au genre de vie qu’il menait, ce qui comprenait son inquiétude quant à son avenir en tant qu’écrivain et à la recherche de son lieu dans le Monde. A cette époque, il était à Alger, sa terre natale, loin du brouhaha parisien. Ses œuvres plus matures, à savoir « The Rebel and The Plague », sont venues plus tard, où Rebelle a traité le problème du « meurtre » par rapport au problème du « suicide » qu’il a traité dans Le mythe de Sisyphe. On peut remarquer le changement d’orientation de l’écrivain, qui est passé de l’intérieur à l’extérieur, de l’individu au social. Au fur et à mesure qu’il progressait de Sisyphe au Rebelle, il a mûri en tant qu’écrivain et plus tard lui-même s’est senti agacé par l’idée qu’il proposait d’absurde. Il a dit:

« Ce mot « Absurde » a eu une histoire malheureuse et j’avoue que maintenant il m’agace plutôt. Quand j’ai analysé le sentiment de l’Absurde dans Le Mythe de Sisyphe, je cherchais une méthode et non une doctrine. Je pratiquais le doute méthodique. J’essayais de faire une « table rase », à partir de laquelle il serait alors possible de construire quelque chose. Si nous supposons que rien n’a de sens, alors nous devons conclure que le monde est absurde. Mais rien n’a de sens ? Je n’ai jamais cru que nous pouvions rester à ce stade. « **

Maintenant, c’est ce qui me garde en admiration devant l’écrivain. C’est un écrivain qui n’a jamais eu peur d’ouvrir son cœur, ses pensées, tout ce qui tourmente son esprit, devant ses lecteurs, devant ce monde. En ce sens, il peut être qualifié de radical et approché avec scepticisme, mais on ne peut ignorer que les idées qu’il a proposées ont influencé la génération d’écrivains engagés dans les « œuvres de l’absurde », par exemple Samuel Beckett qui a contribué de manière significative au  » théâtre de l’Absurde ». L’idée de répétition qu’il proposait avec Sisyphe, qui s’inspirait à son tour de l’œuvre de Kierkegaard Répétition, est également observé de manière significative dans les œuvres de Beckett. Qui plus est, ses idées aussi influencent encore aujourd’hui les lecteurs comme moi devant qui le « pourquoi » de l’existence frappe soudainement un beau jour. Ce ne serait pas une exagération ou une forme d’adhésion fervente à l’écrivain si j’admets qu’il a inspiré l’esprit à chercher davantage et à ne pas être satisfait tant que la réponse n’unit pas la pensée et l’expérience.

Ce n’est pas un écrivain facile à lire, d’accord, mais ses écrits ne sont pas dérangeants, surtout si l’on arrive à comprendre que son écriture, dans Le Mythe de Sisyphe, est une déclaration de la notion de l’écrivain selon laquelle la vie doit être vécue pleinement dans la conscience de l’absurdité de ce Monde.

Dans le Mythe de Sisyphe, il qualifie le Monde d’absurde car il n’offre aucune réponse à la question de l’existence, étant spectateur silencieux de la souffrance de toute l’humanité. Dans un Univers dénué de sens ou d’illusions, l’homme se sent étranger. Son exil est sans remède puisqu’il est privé du souvenir d’un foyer perdu ou de l’espoir d’une terre promise. Mais cette situation dicte-t-elle la mort ? Camus réfléchit au problème du suicide et se demande alors si le suicide est la réponse à ce monde absurde qui ne répond à rien. Il opine :

Face à de telles contradictions et obscurités, devons-nous conclure qu’il n’y a aucun rapport entre l’opinion que l’on a de la vie et l’acte qu’on commet pour la quitter. N’exagérons pas dans ce sens. Dans l’attachement d’un homme à la vie, il y a quelque chose de plus fort que tous les maux du monde. Le jugement du corps est aussi bon que celui de l’esprit et le corps recule devant l’anéantissement. Nous prenons l’habitude de vivre avant d’acquérir l’habitude de penser. Dans cette course qui nous presse chaque jour vers la mort, le corps garde son avance irréparable.

Et se tuer soi-même signifie permettre à la vie et à la mort de dominer sur soi. Ainsi, l’absurde ne dicte pas la mort mais appelle à la prise de conscience et au rejet de la mort. Il appelle à le vivre avec conscience —- avec révolte, liberté et passion.

Ni la religion, ni la science d’ailleurs, n’apportent de réponse satisfaisante à un esprit qui s’interroge. Tandis que le premier tend à l’imprégner d’une idée d’éternité ; prolongement de la vie dans le ciel, celui-ci essaie simplement de l’expliquer par hypothèse. Mais Camus ne peut croire ni l’un ni l’autre.

Se tournant ensuite vers les philosophes existentiels, il dit qu’ils « suggèrent sans exception l’évasion ».

« Par un raisonnement étrange, partant de l’absurde sur les ruines de la raison, dans un univers clos limité à l’humain, ils divinisent ce qui les écrase et trouvent raison d’espérer en ce qui les appauvrit. Cet espoir forcé est religieux dans chacun d’eux.

Pour mieux expliquer cela, il nous présente les idées proposées par différents philosophes. Par exemple il dit :

De Jasper :
Jasper écrit : « L’échec ne révèle-t-il pas, au-delà de toute explication et interprétation possible, non l’absence mais l’existence de la transcendance ?

Si bien que Jasper propose l’existence qui ne peut être définie comme « impensable unité du général » et l’« incapacité à comprendre » comme l’existence qui éclaire tout.

De Chestov :
Chestov nomme l’absurdité fondamentale en disant : « C’est Dieu : nous devons nous en remettre à lui même s’il ne correspond à aucune de nos catégories rationnelles. »

Pour Chestov, la raison est inutile mais il y a quelque chose au-delà de la raison, même si ce quelque chose nous est indifférent.

De Kierkegaard :
Kierkegaard appelle au troisième sacrifice exigé par Ignace de Loyola, celui dont Dieu se réjouit le plus : le sacrifice de l’intellect. Il dit : ‘Dans son échec, le croyant trouve son triomphe.’

Kierkegaard substitue son cri de révolte à l’adhésion frénétique.

Camus n’est pas d’accord avec ces philosophes qui, tous, ont essayé de comprendre l’absurde mais ont finalement cédé à ce qu’ils trouvaient impossible à définir. Il appelle leur abandon comme un suicide philosophique. Il ne peut pas croire à l’idée de transcendance de Jasper. En réponse à Chestov, il dit : « Pour un esprit absurde, la raison est inutile et il n’y a rien au-delà de la raison. Il choisit le « désespoir » au lieu de l’adhésion frénétique de Kierkegaard. Il dit : « Je veux que tout me soit expliqué ou rien. »

Alors maintenant, face à l’absurde et à la conscience, comment vivre au mieux la vie ? Camus prône la vie d’acteur séducteur (Don Juanisme), conquérant ou créateur suivant les trois conséquences de l’absurde que sont la révolte, la passion et la liberté.

Par révolte, Camus entend maintenir l’absurde vivant en défiant le monde à chaque seconde.

Par Liberté, il entend se perdre dans cette certitude sans fond, se sentir désormais suffisamment éloigné de sa propre vie pour l’augmenter et l’élargir.

Par passion, il entend être conscient de sa vie, de sa révolte, de sa liberté, et au maximum.

Bien qu’il loue l’homme absurde dans un séducteur, un acteur ou un conquérant, c’est sa position sur le créateur vers laquelle je me sentais le plus enclin. Il dit:

« Créer, c’est vivre doublement. La quête tâtonnante et anxieuse d’un Proust, sa cueillette méticuleuse de fleurs, de papiers peints et d’angoisses, ne signifie rien d’autre.

Sisyphe

Vers la fin de cet essai, il compare l’absurde à Sisyphe, qui, selon le mythe, était condamné à rouler un rocher jusqu’au sommet d’une montagne, pour le voir redescendre chaque fois qu’il atteignait le sommet. Il dit que si Sisyphe est bien conscient de son destin, de la lutte continue dans laquelle il doit s’engager, mais il est toujours passionné par sa vie et n’abandonne pas. C’est lors de sa descente que la joie silencieuse de Sisyphe est contenue.

De même, l’homme absurde, lorsqu’il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, s’élèvent les myriades de petites voix émerveillées de la terre. Inconscients, appels secrets, invitations de tous les visages, ils sont le revers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il est essentiel de connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort sera désormais incessant. S’il y a un destin personnel, il n’y a pas de destin supérieur, ou du moins il n’y en a qu’un dont il conclut qu’il est inévitable et méprisable. Pour le reste, il se sait maître de ses jours. A ce moment subtil où l’homme jette un regard en arrière sur sa vie, Sisyphe retournant vers son rocher, dans ce léger pivotement il contemple cette série d’actions sans rapport qui devient son destin, créée par lui, combinée sous l’œil de sa mémoire et bientôt scellée par sa mort. Ainsi, convaincu de l’origine toute humaine de tout ce qui est humain, aveugle avide de voir qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule toujours.

Les autres essais du recueil, L’été à Alger, L’escale à Oran, L’exil d’Hélène et Retour à Tipasa valent également la peine d’être lus. Dans Retour à Tipasa, on observe Camus dominé par la nostalgie du foyer, de sa terre. C’est ici qu’il dit :

Du côté des ruines, à perte de vue, il n’y avait que des pierres grêlées et de l’absinthe, des arbres et des colonnes parfaites dans la transparence de l’air cristallin. Il semblait que la matinée s’était stabilisée, le soleil s’était arrêté pour un instant incalculable. Dans cette lumière et ce silence, des années de colère et de nuit se sont lentement dissipées. J’écoutais en moi un son presque oublié comme si mon cœur, longtemps arrêté, se remettait à battre calmement. Et maintenant éveillé, je reconnus un à un les bruits imperceptibles dont se composait le silence : le bar figuré des oiseaux, le faible de la mer, de brefs soupirs au pied des rochers, la vibration des arbres, le chant aveugle des les colonnes, le bruissement des plantes d’absinthe, les lézards furtifs. J’ai entendu ça; J’écoutais aussi les torrents heureux qui montaient en moi. Il me sembla que j’étais enfin venu au port, pour un moment au moins, et que désormais ce moment serait sans fin.

Ce que j’ai réalisé en relisant ces essais, c’est qu’en dépit d’être étiqueté comme le partisan de l’absurde, c’est en fait de la vie dont il parle avec tant de ferveur ; Pas seulement vivre, mais vivre passionnément et pleinement. Vivre dans la conscience et le questionnement. Bien qu’il semble recommander une foi négative (comme le dit James Wood en introduction) contre les idéologies religieuses ou existentialistes, il démontre néanmoins une manière distinctive aux chercheurs de se réconcilier avec l’existence ; la voie à choisir désormais, bien sûr, selon les individus, en commençant chaque jour par une lumière toujours nouvelle.


« Au milieu de l’hiver, j’ai enfin découvert qu’il y avait en moi un été invincible. »

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*D’après un entretien avec Jeanine Delpech, dans Les Nouvelles Littéraires, (1945). Cité dans Albert Camus : Essais lyriques et critiques, Vintage (1970)
** D’après un entretien avec Gabriel d’Aubarède, dans Les Nouvelles Littéraires, (1951). Cité dans Albert Camus : Essais lyriques et critiques, Vintage (1970)
La source : http://www.camus-society.com/albert-c…



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