Internet n’est pas aussi nouveau que vous le pensez

Lorsque Kant proclame dans Critique du pouvoir de jugement qu’il n’y aura jamais de « Newton pour le brin d’herbe » – c’est-à-dire que personne ne rendra compte de la génération et de la croissance de l’herbe en termes de lois mécaniques aveugles de la nature comme Newton avait réussi à le faire un siècle plus tôt pour les mouvements des planètes, les marées, les boulets de canon et autres objets d’intérêt pour la physique mathématique – il ne se contentait pas de rendre compte de l’état de la recherche dans les sciences de la vie. Au contraire, supposait Kant, nous serons toujours cognitivement contraints, simplement compte tenu de la façon dont notre esprit fonctionne, d’appréhender les systèmes biologiques d’une manière qui inclut, à tort ou à raison, l’idée d’une conception orientée vers la fin, même si nous ne pouvons jamais en avoir. idée positive — ou, comme dirait Kant, tout concept déterminé — de ce que sont les fins ou de qui ou quoi a conçu. En d’autres termes, nous sommes contraints de connaître les êtres vivants et les systèmes vivants d’une manière qui implique une analogie avec les choses que nous, êtres humains, concevons à nos propres fins – les clepsydres et les charrues, les smartphones et les réseaux de fibres optiques – même si nous ne pourra jamais déterminer en définitive si cette analogie n’est qu’un report injustifié d’explications d’un domaine où elles appartiennent à un domaine où elles n’appartiennent pas.

Kant comprenait le problème comme un problème insoluble, découlant simplement de la structure de la cognition humaine. Cela n’a pourtant pas empêché les générations suivantes d’assumer des positions dogmatiques sur l’un des deux côtés possibles du débat concernant la frontière entre le naturel d’une part et l’artificiel ou culturel d’autre part. « Est-ce que les canards mâles violent les canes femelles ? est une question qui a suscité et entretenu des débats houleux et finalement futiles à la fin du XXe siècle. Les soi-disant sociobiologistes, menés par EO Wilson, ont pris cela pour une évidence, tandis que leurs adversaires, notamment Stephen Jay Gould, ont insisté sur le fait que le viol est par définition une catégorie d’action moralement chargée et donc aussi par définition une catégorie qui ne concerne que à la sphère humaine; que c’est donc une anthropomorphisation injustifiée des canards que de leur attribuer la capacité d’une telle action ; et qu’il est d’ailleurs dangereux de le faire, car dire que le viol des canards revient à naturaliser le viol et à son tour ouvre la possibilité de considérer le viol humain comme moralement neutre. Si le viol est si répandu qu’on le trouve même chez les canards, l’inquiétude a disparu, alors certains pourraient conclure qu’il s’agit simplement d’une caractéristique naturelle de l’éventail des actions humaines et qu’il est vain d’essayer de l’éliminer. Et les sociobiologistes répondraient : peut-être, mais regardez simplement ce que fait ce drake, et comment la femme lutte pour s’enfuir, et essayez de trouver un mot qui capture mieux ce que vous voyez que « viol ».

Le débat est, encore une fois, non résolu, pour des raisons que Kant aurait probablement pu prévoir. Nous ne pouvons jamais vraiment savoir ce que c’est que d’être un canard, et donc nous ne pouvons pas savoir si ce que nous voyons dans la nature est une simple apparence extérieure de ce qui serait un viol s’il se produisait parmi les humains, ou si c’est vraiment, correctement , colza de canard. Il en va de même pour le cannibalisme des fourmis, pour les manchots homosexuels, et tant d’autres comportements animaux que certains préféreraient considérer comme distinctement humains, soit parce qu’ils sont si moralement atroces que les étendre à d’autres êtres vivants risque de les normaliser en les naturalisant, ou parce qu’ils sont si appréciés que notre sens de notre propre particularité parmi les créatures nous oblige à voir l’apparition de ces comportements chez d’autres espèces comme une simple apparence, comme une simulation, une contrefaçon ou une imitation. Et il en va de même pour les réseaux mycorhiziens qui relient les bosquets d’arbres. Ces « réseaux de communication » sont-ils au même sens qu’Internet, ou le « Wood Wide Web » n’est-il qu’une métaphore ?

Il ne faut pas être désinvolte ou abandonner trop facilement pour dire que la décision nous appartient et qu’aucune autre enquête empirique ne nous dira si une telle comparaison ou assimilation puise dans une vérité réelle sur le monde. C’est à nous de choisir, même si nous ferions peut-être mieux de ne pas choisir du tout, mais plutôt, avec Kant, d’entretenir la similitude évidente entre le système vivant et l’artifice avec une suspension critique appropriée. Notre esprit ne cessera de revenir à l’analogie entre nature et artifice, entre organisme et machine, entre système vivant et réseau. Et le fait que nos esprits fassent cela en dit long sur qui nous sommes et sur la façon dont nous donnons un sens au monde qui nous entoure. Ce que nous ne pouvons en tout cas pas nous empêcher de remarquer, c’est que, comme un réseau de racines entrelacées de filaments fongiques, comme un champ d’herbe, Internet aussi est une croissance, une excroissance, une excroissance de l’activité spécifique de Homo sapiens.

Si nous n’étions pas si attachés à l’idée que les créations humaines sont d’un caractère ontologiquement différent de tout le reste de la nature – qu’en d’autres termes, les créations humaines ne sont pas vraiment du tout dans la nature, mais extraites de la nature et ensuite mises à part de nous pourrions être mieux placés pour voir l’artifice humain, y compris à la fois l’architecture à grande échelle de nos villes et l’assemblage fin et complexe de nos technologies, comme une excroissance proprement naturelle de notre activité spécifique à l’espèce. Ce n’est pas qu’il y ait des villes et des smartphones partout où il y a des êtres humains, mais les villes et les smartphones eux-mêmes ne sont que les concrétions d’un certain type d’activité naturelle dans laquelle les êtres humains se sont engagés depuis toujours.

Voir cela, ou du moins l’apprécier ou le prendre au sérieux, ce n’est pas réduire les êtres humains à des fourmis, ni réduire les lettres d’amour (ou bien les sextos) à des signaux de phéromones. Nous pouvons encore aimer notre propre espèce alors même que nous cherchons à la rééduquer, au bout de quelques millénaires d’oubli, à se sentir chez elle dans la nature. Et une partie de cela doit signifier chercher à exposer la prétention dans l’idée que nos productions ont un caractère plus exceptionnel qu’elles n’en ont en fait à côté de tout ce que la nature a produit d’autre.

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