FRivières mugissantes, arbres magnifiques, récoltes abondantes, oiseaux et animaux à revendre : le dernier roman de Jim Crace se déroule dans une version minuscule et scrupuleusement cartographiée du Jardin d’Eden. Là, quelque temps après l’expulsion d’Adam et Eve, règne une paix guindée : les quelques dizaines d’habitants humains savent qu’ils peuvent « respirer éternellement sans soucis », mais il y a un hic : ils doivent obéir aux anges. Ces anges ont été créés sous la forme d’oiseaux, non pas tant à cause de leur beauté que pour leurs capacités de surveillance. « Une créature qui peut pénétrer le ciel peut servir son seigneur et ses maîtres n’importe où. »
D’un point de vue aérien, le jardin est un cercle parfait, minutieusement entretenu, un chant de louange à une puissance supérieure. Sur le terrain, les choses semblent assez différentes. « L’ordre est l’ordre du jour. » Les jardiniers, diligents et pour la plupart silencieux, cuisent le pain, nettoient les latrines, ramassent les légumes et le bois, labourent les champs. Ils mangent et prient ensemble. La nuit, ils dorment dans le même dortoir. L’ambiance est plus frugale que féconde : pendant les périodes de jeûne, ils n’ont même pas le droit d’avaler leur salive. De manière inquiétante, le narrateur décrit cette forme de vie communautaire comme une « uniformité sublime ».
Les détails troublants s’accumulent. On dit que certains jardiniers simulent des maladies ou se blessent pour quitter leur travail. Ils peinent dans les champs de blé, grattent les limaces sur la laitue, développent des callosités, sont griffés par les épines. C’est moins une idylle qu’un camp de travail. Certes, ce qui maintient le système en marche est la théologie selon laquelle à l’extérieur, au-delà des murs de l’eden, se trouvent à la fois un vide et un désert. Des rumeurs circulent – de cannibales, de fantômes, d’humains sauvages. Faut-il lire l’eden comme une plantation ou comme un empire au bord de l’effondrement ? Plus largement, les murs protègent-ils les communautés ou sont-ils des structures malfaisantes qui promulguent une sorte d’apartheid ?
Le suspense du roman consiste à essayer de déterminer s’il y a une insurrection en vue. La tempête survient lorsqu’une femme nommée Tabi disparaît, laissant à peine une trace. Elle a toujours été agitée, « une brise qui rebondit », « la gueule la plus bruyante du jardin ». Elle travaille dans les arbres et est qualifiée d’« oiseau agité ». Crace a écrit sur son enthousiasme juvénile pour Jack Kerouac : Tabi apparaît souvent comme un proto-Beat. Non seulement elle entretient des pensées hérétiques pendant les sermons, mais elle aspire au désordre, à la liberté, au désordre de la liberté. Dans un lieu comme l’eden, ce désir est séditieux, une « contagion mutineuse ». Elle doit être ramenée.
L’opération est confiée à Alum, dont le travail consiste à approvisionner le garde-manger communal. Parce qu’il croit que « l’obéissance est l’harmonie », et parce qu’il a soif de pouvoir, il se range du côté des anges plus que des humains. En tant qu’espion et témoin, on dit qu’il a « des globes oculaires dans le cul ». Rien d’étonnant à ce que les humains le voient comme un mouchard pleurnichard. Il rumine son propre isolement, la conscience qu’il s’est fait un intouchable. Son seul baume est d’imaginer « le toucher de saisir des sœurs par les poignets, la joie de frapper des frères avec ses poings ».
Alum poursuit Tabi avec acharnement et utilise secrètement l’un de ses admirateurs, un ange appelé Jamin, pour la traquer. Doté d’un magnifique plumage bleu, Jamin est un fainéant génial, un aristocrate demi-monde, moins pompeux ou vindicatif que ses compagnons anges. Apercevant un humain dans une mare, il souhaite être lui-même « débarrassé de toute responsabilité, de tout statut et de toute piété ». Il vole au-delà des murs d’Eden pour voir quels autres mondes sont possibles, seulement pour se blesser si gravement à une aile qu’il devient connu comme un « ange brisé ». Les scènes dans lesquelles il est soigné par Tabi (qui « travaille contre la girouette mais suit le manche… Elle atteint des endroits qu’un ange ne peut pas atteindre lui-même ») évoquent délicieusement l’Euro‑porn du milieu des années 70.
In eden Crace revisite un terrain dont il a longtemps été un explorateur mémorable. The Gift of Stones (1988) remonte dans l’histoire jusqu’à l’âge du bronze ; Quarantine (1997) était un récit des 40 jours de Jésus dans le désert; Harvest de 2013, comme Arcadia avant lui, a enquêté sur les mythes et les passés sombres du ruralisme anglais. Ce dernier roman déploie un langage tourbé et Hardy avec un effet révélateur, faisant du jardin d’Eden un lieu de sueur et de labeur plutôt qu’un paradis vaporeux. Les plumes ont une « odeur musquée » ; Tabi se gorge de pommes et se retrouve avec un « visage pippy »; Ebon passe son temps à balayer les guêpes et les papillons « mammocking ». Un anti‑romantisme assidu et vivement documenté se manifeste à chaque page : les poissons de bassin sont nourris de vers de terre incrustés de kystes ; Tabi va faire pipi et envoie une « odeur de résine et une brume chaude » ; même les plumes d’ange souffrent de poux, de tiques et d’acariens.
Il ne gâche pas Eden pour révéler que son action, extrêmement lente au début, s’accélère dans le dernier tiers – et de façon convulsive, presque carnavalesque. « C’est une histoire qui sera racontée pendant des années », déclare le narrateur. « Une histoire d’amour, une histoire, une histoire de sagesse acquise, de vieillissement, de chérissement de ce qui est dessiné dans l’air autant que de la terre et de la pierre solides. » Crace exulte ici dans l’art de la narration, mais il se lit aussi comme s’il tirait un pont-levis, arrêtant le roman trop tôt après que ses tensions aient commencé à se relâcher. Ses personnages sont abandonnés, pas beaucoup plus que des pions, leurs destins préétablis. Tel est le danger d’écrire des fables : Eden, un roman sur la liberté, se sent trop souvent attaché et non libre.