Dans Cow, une ferme est une prison et la mort est la seule échappatoire pour le protagoniste bovin d’Andrea Arnold

Luma, le sujet de la vache d'Andrea Arnold

Luma, le sujet d’Andrea Arnold Vache
photo: Films IFC

Le coup ne dure que 61 secondes, mais cela peut changer à jamais votre point de vue sur la vie triste et ardue et la mort prématurée et violente d’un animal de ferme. Il vient tôt dans Vache, le documentaire expérientiel impitoyable d’Andrea Arnold sur une vache laitière nommée Luma vivant dans une ferme du sud de l’Angleterre. Quelques instants après que les agriculteurs aient séparé Luma d’un autre de ses veaux nouveau-nés, elle regarde directement la caméra et meugle plaintivement cinq fois en une minute. Refusant de couper, nous obligeant à regarder Luma directement dans les yeux et à entendre ses cris, Arnold nous laisse amplement le temps de réfléchir aux émotions que la vache essaie d’exprimer. Même les plus sceptiques d’entre nous devraient convenir que Luma exprime une angoisse qui n’est pas moins profondément ressentie que la nôtre.

Telle est la puissance du premier documentaire d’Arnold, dans lequel sa main de réalisatrice est ressentie si légèrement que notre relation avec Luma devient presque personnelle. Il n’y a ni narration ni dialogue, à l’exception du meuglement des vaches et de l’énoncé occasionnel entendu d’un ouvrier agricole. Il n’y a pas de véritable intrigue, juste Luma accouchant, mangeant, et donner du lait dans un noncycle d’arrêt jusqu’à sa fin brutale. Il n’y a pas de partition, seulement une poignée de chansons populaires entendues dans l’étable. Cette addition par soustraction donne lieu à l’un des documentaires animaliers les plus immersifs que vous ayez jamais vus. Son style de prise de vue d’observation est simple mais riche en détails quotidiens. Sa narration est moralement neutre, pourtant chargé de moments qui obligent le spectateur à remettre en question notre traitement des animaux de la ferme.

Un documentaire sur une vache laitière peut sembler très éloigné des films narratifs d’Arnold, comme Aquarium et Miel américain. Mais les trois films mettent en lumière des femmes qui luttent pour échapper à la fois sociale, économique, ou confinement personnel; son court métrage oscarisé Guêpe mettait en vedette une mère de quatre enfants pratiquement définie par sa sexualité. Luma, d’une manière différente et plus cruelle, est aussi définie et valorisée par sa sexualité. Son objectif principal est de faire sortir les mollets, un crime contre le corps féminin aidé et encouragé par les médecins qui lui injectent de la drogue pour «la faire refaire du vélo» et insèrent un bras, le coude profond, dans son canal vaginal pour «vérifier s’il est propre ou non. »

À un moment donné, un taureau est amené à impregnate Luma, le bovin couple inconscient de leur rôle dans son exploitation continue. Dans le seul cas flagrant de violon de réalisateur, Arnold met en scène le rythme groovy de « Tyrant » de Kali Uchis et le feu d’artifice le plus effronté de ce côté de Hitchcock’s Pour attraper un voleur. La fertilité de Luma est essentielle car tant qu’elle est enceinte, elle peut accomplir son autre devoir principal : donner du lait. Pour cela, elle et des dizaines d’autres vaches sont accrochées à plusieurs reprises à une énorme machine à traire circulaire autour de laquelle les vaches se tiennent figées, esclaves d’un système industriel qui va les assécher au propre comme au figuré.

La directrice de la photographie polonaise Magda Kowalczyk tourne au niveau des yeux de la vache, adoptant une approche non interventionniste des allées et venues de Luma, à l’exception du rare moment où le bovin agacé frappe directement la caméra. Les visuels sont accompagnés de sons qui renforcent l’indignité de sa captivité. Qu’il s’agisse du grésillement de l’outil de cautérisation utilisé pour écorner les veaux, du cliquetis médiéval du mécanisme qui maintient Luma immobile pendant que ses sabots sont grattés, ou des barrières et des chaînes qui renforcent son confinement, le monde de Luma est rempli de sons très éloignés de nature.

Lorsque Luma se voit enfin offrir une longue excursion dans un pâturage verdoyant, l’effet est libérateur. C’est aussi là qu’Arnold se livre le mieux à son style visuel remarquable, une combinaison de réalisme social et de poésie lyrique. Luma a l’air positivement étourdie alors qu’elle court à travers le champ et mâche de longs brins d’herbe. La nuit, elle regarde les étoiles et repose béatement sa tête lourde sur le sol. Même si l’on pense qu’Arnold anthropomorphise la souffrance de Luma à un extrême irréaliste et militant, Luma elle-même rejette cet argument en marchant vers le hangar et en refusant d’y retourner.

Et pourquoi retournerait-elle dans sa prison, compte tenu de ce qui vous attend? Arnold refuse sagement d’insister sur le fait que la vie de Luma est une vie d’assujettissement complet aux besoins humains. C’est là pour nous de voir, aucun commentaire requis. Une fois que la vache a dépassé son apogée, les fermiers (qui sont dépeints comme des professionnels, et non comme des ravisseurs cruels) ont une dernière corvée. À la fin, Luma a l’air épuisé : Heuh les genoux sont faibles, les rides de son cou sont plus profondes, et elle peut à peine se tenir debout sur les planches de bois inégales de la machine à traire. Éditeurs Nicolas Chaudeurge, Rebecca Lloyd, et Jacob Secher Schulsinger, dont le tempo met l’accent sur la monotonie de l’existence aveugle de Luma, maintient le fait rythmé jusqu’à un dénouement à la fois tragiquement prédestiné et scandaleusement blasé.

Vache vient sur les talons (ou les sabots) de Viktor Kossakovsky Gunda, un documentaire en noir et blanc sur la vie d’une cochonne et de ses porcelets. Alors que les deux films tentent de transmettre le quotidien d’un animal de la ferme, Gunda est plus chaud, plus beau, et plus méditatif. Vache est barbouillé de boue, de lait, et liquide amniotique. C’est une version plus dure de la même réalité qui évite néanmoins d’être didactique ou d’évoquer la honte chez le spectateur. Pourtant, il est difficile de rester impartial lorsque plusieurs bovins affamés mangent dans leur enclos, à l’exception de Luma, qui regarde au loin et ne mange pas. Étant donné à quel point nous sommes profondément ancrés dans l’expérience de Luma, il est naturel d’essayer de deviner ses pensées. En fin de compte cependant, Vache s’intéresse moins à ce que pense Luma qu’à ce que nous pensons de Luma.

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