Alice Diop, lauréate du prix de Venise, parle de la nature obsédante de « Saint Omer »

Alice Diop, lauréate du prix de Venise, parle de la nature obsédante de "Saint Omer"

La documentariste acclamée Alice Diop marque ses débuts narratifs avec « Saint Omer », un drame juridique tiré des gros titres qui a remporté le Grand Prix du Jury et le prix du meilleur premier long métrage à la Mostra de Venise. Des créneaux très médiatisés à Toronto, New York et Londres sont à venir, faisant du titre français l’une des véritables percées de cette saison d’automne.

Le film déchirant suit Rama (Kayije Kagame), une jeune romancière couvrant le procès d’une mère immigrée accusée d’infanticide. Avec des éléments majeurs qui ne font aucun doute – l’accusée, Laurence (Guslagie Malanda), avoue l’acte, même si elle plaide toujours non coupable –, la gagnante de Venise tourne autour de questions plus intimes, philosophiques et troublantes.

Comme Rama dans le film, vous avez assisté au vrai procès sur lequel est basé « Saint Omer ». L’avez-vous fait avec ce projet en tête ?

J’essaie toujours de comprendre ce qui m’a poussé. À l’origine, j’ai assisté au procès par intuition; quelque chose m’a attiré dans cette affaire, seulement je ne pouvais pas dire quoi. Je pense que j’avais besoin de voir la femme derrière la tempête médiatique.

Tout au long du procès, je suis restée fascinée, choquée, bouleversée, troublée et abasourdie par l’histoire de cette vraie femme, reliant sa vie à ma propre expérience, à celle de ma mère, à la vie de tant de femmes sénégalaises que je connais. Lorsque, le dernier jour, j’ai vu toutes les autres femmes dans la salle d’audience en larmes également, j’ai compris que nous avions partagé quelque chose de profond et d’indicible, qui rendait l’histoire universelle. Ce n’est qu’alors que j’ai décidé de faire ce film.

Qu’est-ce qui vous a amené à le développer en tant que long métrage narratif ?

Un documentaire n’a jamais été prévu. À l’époque, j’étais trop occupé par la recherche, en plus on ne pouvait pas tourner dans la salle d’audience et je n’aurais jamais [make the real participants] reconstituer les débats. Quoi qu’il en soit, je voulais recréer ma l’expérience d’écouter l’histoire d’une autre femme tout en m’interrogeant, face à mes propres vérités difficiles. Le récit devait retracer une série d’états émotionnels pouvant conduire à la catharsis. C’est comme une psychothérapie accélérée.

Était-ce difficile de créer un sentiment de communion entre deux personnages qui n’interagissent jamais une seule fois ?

C’était notre plus grand défi créatif. À la barre, Laurence est forcée de parler contre son gré, mais d’une manière ou d’une autre, les mots donnent voix au monologue intérieur de Rama. Sans rendre les parallèles trop évidents, les mots de Laurence s’enflamment en Rama, entraînant un torrent de sentiments, de cauchemars et de peurs que nous laissons intentionnellement ambigus. Les performances physiques des acteurs étaient essentielles ici; il fallait voir les mots d’une femme se dessiner sur le corps d’une autre.

Le film n’offre aucune réponse quant à ce qui a poussé Laurence à de tels extrêmes.

En fin de compte, le but n’était pas de comprendre le motif mais de réfléchir sur l’acte. Comment cela nous affecte-t-il? Qu’est-ce que cela dit de notre relation avec nos propres familles?

Pour moi, la tragédie signifie exposer des histoires, à la fois banales et insolites, qui transpercent nos profondeurs les plus profondes. Si c’est ce qui rend cette affaire universelle, le fait qu’elle soit portée sur le corps d’une femme noire rend aussi le film politique. Le personnage de Laurence incite tous les spectateurs, homme ou femme, blanc ou noir, à regarder à l’intérieur d’eux-mêmes.

À la fois à l’écran et derrière la caméra, vous avez réuni une distribution et une équipe majoritairement féminines. Était-ce un choix clé ?

Si ce n’était pas totalement délibéré, ni totalement accidentel. Le film explore nos relations à nos mères et à nos enfants. Rétrospectivement, je pense que j’avais besoin de partager cette expérience collective au sein d’une communauté de femmes. Sur le plateau, tout le monde a partagé ce drame. Il y avait peu de distance entre les acteurs et l’équipe technique, entre la fiction et la réalité. L’équipe majoritairement féminine a rendu cela plus aigu. Ensemble, nous avons vécu les six semaines de production comme en transe ; nous étions tous hantés par ce texte.

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